Scènes de la vie de jeunesse | Page 7

Henry Murger
de ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l'école
romantique allemande, a au moins les qualités positives et plastiques de
sa beauté. Vous avez fini votre temps de poésie et perdu les ailes qui
vous emportaient dans les olympes de l'imagination; mais il vous reste
des pieds pour marcher encore un bon bout de temps dans une prose
substantielle et nourrissante; et ce qui vous reste à faire est le meilleur
du chemin.
Mais en voyant que ces railleries, qui lui étaient familières, à lui poète
du matérialisme et apôtre du scepticisme, semblaient provoquer Ulric
au lieu de le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu'il avait pris
d'abord, et le sermonna avec une éloquence onctueuse, persuasive et
presque paternelle, qui eut, du moins un instant, pour résultat de le faire
renoncer à son dessein de suicide.
Cependant, à compter de ce jour, Ulric ne revint plus voir Tristan, qui,
malgré tous les soins qu'il prit pour le découvrir, fut longtemps sans
savoir ce qu'il était devenu.
Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques amis, une partie de
cheval dans une campagne des environs de Paris. Ce fut là que le
hasard lui fit rencontrer Ulric, après six mois de disparition. Ulric

n'était pas seul; il donnait le bras à une jeune fille de dix-huit à vingt
ans, ayant le costume des ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait
donné dans le monde l'initiative de l'élégance; Ulric, qui avait été
pendant un temps le thermomètre des variations de la mode et dont les
innovations, si audacieuses qu'elles fussent, étaient toujours acceptées;
qui, s'il lui avait pris un jour l'idée de mettre des gants rouges, en aurait
fait porter à tout le Jockey Club, Ulric était vêtu d'habits coupés sur les
modèles trouvés sans doute dans les Herculanums de mauvais goût. Il
était méconnaissable. Cependant Tristan le reconnut au premier regard
et allait s'approcher de lui pour lui parler, quand Ulric lui fit signe de ne
pas l'aborder.
--Quel est ce mystère? murmura Tristan en s'éloignant.
En voici l'explication:
Dans les naïfs récits des romanciers et des poètes du moyen âge, on
rencontre beaucoup d'aventures de princes et de chevaliers
mélancoliques qui, fuyant les cours et les châteaux, se mettent un jour à
courir le pays, cachant leur naissance et leur fortune, et, déguisés en
pauvres trouvères, s'en vont, la guitare en main, chanter l'amour, et,
parmi toutes les femmes, en cherchent une qui les aime pour
eux-mêmes. Ils donnent un soupir pour un sourire, et s'arrêtent aussi
volontiers sous l'humble fenêtre des vassales que sous le balcon
armorié des châtelaines.
Enfant de ce siècle, Ulric de Rouvres, qui comptait peut-être des aïeux
parmi ces héros, demi-poètes, demi-paladins, dont sont peuplées les
vieilles légendes, semblait vouloir continuer la tradition de ces temps
barbares au milieu des moeurs civilisées de notre époque.
Voici ce qu'Ulric avait fait pour rompre complètement avec un monde
où pendant quatre années les délicatesses trop exagérées de sa nature
avaient été constamment froissées.
Après avoir réalisé toute sa fortune en rentes sur l'État, il en déposa
l'inscription entre les mains d'un notaire qui fut chargé d'utiliser les
intérêts comme il l'entendrait. Son mobilier, qui était le dernier mot du

luxe et de l'élégance modernes, ses équipages et ses chevaux, dont
quelques-uns étaient cités dans l'aristocratie hippique, furent vendus
aux enchères, et les sommes que produisirent ces ventes diverses
déposées chez le notaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda
deux cents francs seulement.
Huit jours après, les personnes qui vinrent le demander à son logement
de la Chaussée d'Antin apprirent qu'il était parti sans laisser d'adresse.
Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait été se loger dans une des plus
sombres rues du quartier Saint-Marceau. La maison où il habitait était
une espèce de caserne populaire où du matin au soir retentissait le bruit
de trois cents métiers.
Habitué au confortable recherché au milieu duquel il avait toujours
vécu, Ulric passa sans transition de l'extrême opulence au dénuement
extrême. Sa chambre était un de ces taudis humides et obscurs dans
lesquels le soleil n'ose pas aventurer un rayon, comme s'il craignait de
rester prisonnier dans ces cachots aériens. Le mobilier qui garnissait
cette chambre était celui du plus pauvre artisan.
Ce fut là qu'Ulric vint se réfugier, ce fut là qu'il essaya de se retremper
dans une autre existence. En voyant ses voisins, les ouvriers, partir le
matin pour l'atelier la chanson aux lèvres, en les voyant rentrer le soir
ployés en deux par la fatigue du labeur, mais ayant sur le visage encore
trempé de sueur ce reflet de contentement pacifique qu'imprime
l'accomplissement d'un devoir, Ulric s'était dit:
--Ceci est le vrai peuple, le peuple honnête, qui travaille et pétrit de sa
main laborieuse le pain qu'il mange le soir. C'est là,
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