Scènes de la vie de jeunesse | Page 4

Henry Murger
mari.
--Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M.
de Puyrassieux.
--La maison de Villerey a perdu dix-sept millions à la bourse dans la
quinzaine dernière, dit Fanny; si l'un de vous a des fonds dans cette
maison, je lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille: M. de
Villerey est en fuite.
--Il emporte vos regrets, n'est-il pas vrai, ma chère? fit M. de
Puyrassieux avec un sourire qui était une allusion.
--Il m'emporte aussi soixante-quinze mille francs, c'est ce qui me rend
un peu maussade ce soir; mais c'est une leçon, cela m'apprendra à faire

des économies, ajouta la jeune femme.
En ce moment un garçon du restaurant vint avertir Tristan qu'un
monsieur le faisait demander.
--C'est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il lui
dit tout bas à l'oreille:
--Ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon ami Ulric n'est pas
ruiné.
--Eh bien, qu'est-ce que cela me fait, à moi? dit Fanny.
--Remettez votre masque un instant, continua Tristan.
--Mais... pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant néanmoins
son loup de velours.
--Qui sait? dit Tristan, peut-être pour regagner les soixante-quinze mille
francs que vous avez perdus.

II
Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le
nom d'Arthur Sydney, s'apprêtait à partir pour l'Inde anglaise, où il
voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté britannique.
Au moment de s'embarquer il reçut de France une lettre dont la lecture
changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ faire une
visite à l'amirauté, et il en sortit pour prendre ses passeports pour la
France, où il était arrivé aussi promptement que si le paquebot et la
chaise de poste qui l'avaient amené eussent eu des ailes.
Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée si
prompte:
«Mon cher Ulric,

«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des
preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par
le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'était votre première passion
sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui
éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet
abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs
tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce
projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez
mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré
dans un cimetière du comté de Sussex. Selon vos voeux, on a mis sur
votre tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs
bleues qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut
plus mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier.
Ayez donc l'obligeance de ne point reparaître avant l'époque où les
fanfares de l'Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection
officielle. Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement
accompli les ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans
votre testament. Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous
avez été généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des
plus beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur
qui ait jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon
circulaire que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce
grand artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu
lieu au Jardin d'hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe
à son bâton de chef d'orchestre.
«Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien
vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé,
peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains
blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin,
comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu
l'agrément d'assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez
adressé une lettre d'invitation; vous avez répandu des larmes sur votre
tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher
ami, puisque vous êtes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous
pas me donner quelques détails sur la façon dont on s'y comporte? La
mort est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne?

Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre
saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les
agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de
gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez
être, à l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses,
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