Scènes de la vie de jeunesse | Page 5

Henry Murger
vous devriez bien
me les communiquer. Au cas où je m'ennuierais par trop sous le vieux
soleil, j'irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l'aurais déjà fait si je
ne craignais de quitter le mal pour le pire.
«Vous avez eu l'obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont
je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitté. Je suis resté le
même, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et
mes habitudes n'ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la nuit.
À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter
complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve
on ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler
trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter par
la fenêtre. J'assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui a ses
quarts d'heure d'agrément. J'ai été, il y a quelques jours, forcé de
recourir à ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu'une
dépêche télégraphique, arrivée je ne sais d'où, avait ruiné mon banquier,
qui m'avait fait collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le
lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans un duel sans
témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son
caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m'a forcé à
recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m'avait causée la
pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet
excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.
«Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je
vais vous entretenir d'une circonstance très bizarre qui est, à vrai dire,
le motif sérieux de cette lettre.
«Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j'avais été
convié, je suis resté foudroyé par l'étonnement en me trouvant en face
d'une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette,
morte il y a un an à l'hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la mort.

Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si complète en
tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de votre pauvre
amie, qu'un instant je suis resté tout étourdi, presque effrayé, et point
éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne m'était pas permis:
j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue sur le lit de marbre
de l'amphithéâtre; avec vous, je l'avais vue clouer dans le cercueil et
descendre dans cette fosse que vous avez fait ombrager de rosiers
blancs, comme pour faire à l'âme de la morte une oasis parfumée. J'ai
alors interrogé cette créature, qu'un caprice de la nature a faite la
jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un instant qu'elle
était peut-être la soeur de Rosette, je lui ai demandé si elle l'avait
connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la voix de votre
amie, Fanny m'a répondu qu'elle ne l'avait point connue, et que
d'ailleurs elle n'avait point de soeur. J'ai causé quelque temps avec cette
fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie officielle, et
je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette s'arrêtait à la
forme.
«Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu.
Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette
fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui
sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la
rend presque redoutable, et depuis qu'elle règne avec toute
l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de
bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu'une simple
fois son coeur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une
mer du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C'est parce que je sais de
quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique
et railleur à l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que le
souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immolée pour vous,
comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je
vous ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pensé
que votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme
mystérieux à revoir, ne fût-ce qu'un instant, parée de toutes les grâces
de la vie et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure
qu'il y a un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le
vêtement des trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que

je viens de vous raconter exciteraient votre curiosité et vous
amèneraient à Paris, je vous ai d'avance préparé une entrevue avec
Fanny. Vous
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