Scènes de la vie de bohème | Page 5

Henry Murger
dans une
misanthropie féroce, et où les meilleures natures deviennent les pires.
Si on a le malheur d'y rester trop longtemps et de s'engager trop avant
dans cette impasse, on ne peut plus en sortir, ou on en sort par des
brèches dangereuses, et pour retomber dans une bohème voisine, dont
les moeurs appartiennent à une autre juridiction que celle de la
physiologie littéraire.
Nous citerons encore une singulière variété de bohèmes qu'on pourrait
appeler amateurs. Ceux-là ne sont pas les moins curieux. Ils trouvent la
vie de bohème une existence pleine de séductions: ne pas dîner tous les
jours, coucher à la belle étoile sous les larmes des nuits pluvieuses et
s'habiller de nankin dans le mois de décembre leur paraît le paradis de
la félicité humaine, et pour s'y introduire ils désertent, celui-ci le foyer
de la famille, celui-là l'étude conduisant à un résultat certain. Ils
tournent brusquement le dos à un avenir honorable pour aller courir les
aventures de l'existence de hasard. Mais comme les plus robustes ne
tiendraient pas à un régime qui rendrait Hercule poitrinaire, ils ne
tardent pas à quitter la partie, et, repiquant des deux vers le rôti paternel,

ils s'en retournent épouser leur petite cousine, et s'établir notaires dans
une ville de trente mille âmes; et le soir, au coin de leur feu, ils ont la
satisfaction de raconter leur misère d'artiste, avec l'emphase d'un
voyageur qui raconte une chasse au tigre. D'autres s'obstinent et mettent
de l'amour-propre; mais une fois qu'ils ont épuisé les ressources du
crédit que trouvent toujours les fils de famille, ils sont plus malheureux
que les vrais bohèmes, qui, n'ayant jamais eu d'autres ressources, ont au
moins celles que donne l'intelligence. Nous avons connu un de ces
bohèmes amateurs, qui, après avoir resté trois ans dans la Bohème et
s'être brouillé avec sa famille, est mort un beau matin, et a été conduit à
la fosse commune dans le corbillard des pauvres: il avait dix mille
francs de rente!
Inutile de dire que ces bohémiens-là n'ont d'aucune façon rien de
commun avec l'art, et qu'ils sont les plus obscurs parmi les plus
inconnus de la Bohème ignorée.
Nous arrivons maintenant à la vrai Bohème; à celle qui fait en partie le
sujet de ce livre. Ceux qui la composent sont vraiment les appelés de
l'art, et ont chance d'être aussi ses élus. Cette bohème-là est comme les
autres hérissée de dangers; deux gouffres la bordent de chaque côté: la
misère et le doute. Mais entre ces deux gouffres il y a du moins un
chemin menant à un but que les bohémiens peuvent toucher du regard,
en attendant qu'ils le touchent du doigt.
C'est la Bohème officielle: ainsi nommée, parce que ceux qui en font
partie ont constaté publiquement leur existence, qu'ils ont signalé leur
présence dans la vie ailleurs que sur un registre d'état civil; qu'enfin,
pour employer une expression de leur langage, leurs noms sont sur
l'affiche, qu'ils sont connus sur la place littéraire et artistique, et que
leurs produits, qui portent leur marque, y ont cours, à des prix modérés,
il est vrai.
Pour arriver à leur but, qui est parfaitement déterminé, tous les chemins
sont bons, et les bohèmes savent mettre à profit jusqu'aux accidents de
la route. Pluie ou poussière, ombre ou soleil, rien n'arrête ces hardis
aventuriers, dont tous les vices sont doublés d'une vertu. L'esprit
toujours tenu en éveil par leur ambition, qui bat la charge devant eux et

les pousse à l'assaut de l'avenir: sans relâche aux prises avec la
nécessité, leur invention, qui marche toujours mèche allumée, fait
sauter l'obstacle qu'à peine il les gêne. Leur existence de chaque jour
est une oeuvre de génie, un problème quotidien qu'ils parviennent
toujours à résoudre à l'aide d'audacieuses mathématiques. Ces gens-là
se feraient prêter de l'argent par Harpagon, et auraient trouvé des truffes
sur le radeau de la Méduse. Au besoin ils savent aussi pratiquer
l'abstinence avec toute la vertu d'un anachorète; mais qu'il leur tombe
un peu de fortune entre les mains, vous les voyez aussitôt cavalcader
sur les plus ruineuses fantaisies, aimant les plus belles et les plus jeunes,
buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne trouvant jamais assez de
fenêtres par où jeter leur argent. Puis, quand leur dernier écu est mort et
enterré, ils recommencent à dîner à la table d'hôte du hasard où leur
couvert est toujours mis, et, précédés d'une meute de ruses, braconnant
dans toutes les industries qui se rattachent à l'art, chassent du matin au
soir cet animal féroce qu'on appelle la pièce de cinq francs.
Les bohèmes savent tout, et vont partout, selon qu'ils ont des bottes
vernies ou des bottes crevées. On les rencontre un jour accoudés à la
cheminée d'un salon du monde, et le lendemain attablés sous les
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