savoir dédoubler leur nature, d'avoir en eux
deux êtres: le poëte, rêvant toujours sur les hautes cimes où chante le
choeur des voix inspirées; et l'homme, ouvrier de sa vie sachant se
pétrir le pain quotidien. Mais cette dualité, qui existe presque toujours
chez les natures bien trempées dont elle est un des caractères distinctifs,
ne se rencontre pas chez la plupart de ces jeunes gens que l'orgueil, un
orgueil bâtard, a rendus invulnérables à tous les conseils de la raison.
Aussi meurent-ils jeunes, laissant quelquefois après eux une oeuvre que
le monde admire plus tard, et qu'il eût sans doute applaudie plus tôt si
elle n'était pas restée invisible.
Il en est dans les luttes de l'art à peu près comme à la guerre: toute la
gloire conquise rejaillit sur le nom des chefs; l'armée se partage pour
récompenser les quelques lignes d'un ordre du jour. Quant aux soldats
frappés dans le combat, on les enterre là où ils sont tombés, et une seule
épitaphe suffit pour vingt mille morts.
De même aussi la foule, qui a toujours les yeux fixés vers ce qui s'élève,
n'abaisse jamais son regard jusqu'au monde souterrain où luttent les
obscurs travailleurs; leur existence s'achève inconnue, et, sans avoir
même quelquefois la consolation de sourire à une oeuvre terminée, ils
s'en vont de la vie ensevelis dans un linceul d'indifférence.
Il existe dans la Bohème ignorée une autre fraction; elle se compose
des jeunes gens qu'on a trompés ou qui se sont trompés eux-mêmes. Ils
prennent une fantaisie pour une vocation, et, poussés par une fatalité
homicide, ils meurent les uns victimes d'un perpétuel accès d'orgueil,
les autres idolâtres d'une chimère.
Et ici, qu'on nous permette une courte digression. Les voies de l'art, si
encombrées et si périlleuses, malgré l'encombrement et malgré les
obstacles, sont pourtant chaque jour de plus en plus encombrées, et par
conséquent jamais la Bohème ne fut plus nombreuse.
Si on cherchait parmi toutes les raisons qui ont pu déterminer cette
affluence, on pourrait peut-être trouver celle-ci.
Beaucoup de jeunes gens ont pris au sérieux les déclamations faites à
propos des artistes et des poëtes malheureux. Les noms de Gilbert, de
Malfilâtre, de Chatterton, de Moreau, ont été trop souvent, trop
imprudemment, et surtout trop inutilement jetés en l'air. On a fait de la
tombe de ces infortunés une chaire du haut de laquelle on prêchait le
martyre de l'art et de la poésie.
Adieu, trop inféconde terre, Fléaux humains, soleil glacé! Comme un
fantôme solitaire, Inaperçu j'aurai passé.
Ce chant désespéré de Victor Escousse, asphyxié par l'orgueil que lui
avait inoculé un triomphe factice, est devenu un certain temps la
Marseillaise des volontaires de l'art, qui allaient s'inscrire au
martyrologe de la médiocrité.
Car toutes ces funèbres apothéoses, ce Requiem louangeur, ayant tout
l'attrait de l'abîme pour les esprits faibles et les vanités ambitieuses,
beaucoup, subissant cette fatale attraction, ont pensé que la fatalité était
la moitié du génie; beaucoup ont rêvé ce lit d'hôpital où mourut Gilbert,
espérant qu'ils y deviendraient poëtes comme il le devint un quart
d'heure avant de mourir, et croyant que c'était là une étape obligée pour
arriver à la gloire.
On ne saurait trop blâmer ces mensonges immoraux, ces paradoxes
meurtriers, qui détournent d'une voie où ils auraient pu réussir tant de
gens qui viennent finir misérablement dans une carrière où ils gênent
ceux à qui une vocation réelle donne seulement le droit d'entrer.
Ce sont ces prédications dangereuses, ces inutiles exaltations
posthumes qui ont créé la race ridicule des incompris, des poëtes
pleurards dont la muse a toujours les yeux rouges et les cheveux mal
peignés, et toutes les médiocrités impuissantes qui, enfermées sous
l'écrou de l'inédit, appellent la muse marâtre et l'art bourreau.
Tous les esprits vraiment puissants ont leur mot à dire et le disent en
effet tôt ou tard. Le génie ou le talent ne sont pas des accidents
imprévus dans l'humanité; ils ont une raison d'être, et par cela même ne
sauraient rester toujours dans l'obscurité; car si la foule ne va pas
au-devant d'eux, ils savent aller au-devant d'elle. Le génie, c'est le soleil:
tout le monde le voit. Le talent, c'est le diamant qui peut rester
longtemps perdu dans l'ombre, mais qui toujours est aperçu par
quelqu'un. On a donc tort de s'apitoyer aux lamentations et aux
rengaines de cette classe d'intrus et d'inutiles entrés dans l'art malgré
l'art lui-même, et qui composent dans la Bohème une catégorie dans
laquelle la paresse, la débauche et le parasitisme forment le fond des
moeurs.
AXIOME.
«La Bohème ignorée n'est pas un chemin, c'est un cul-de-sac.»
En effet, cette vie-là est quelque chose qui ne mène à rien. C'est une
misère abrutie, au milieu de laquelle l'intelligence s'éteint comme une
lampe dans un lieu sans air; où le coeur se pétrifie
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