citer Jean-Jacques et d'Alembert, l'enfant-trouvé
du parvis notre-dame, et, parmi les obscurs, Malfilâtre et Gilbert; deux
réputations surfaites: car l'inspiration de l'un n'était que le pâle reflet du
pâle lyrisme de Jean-Baptiste Rousseau, et l'inspiration de l'autre, que
le mélange d'une impuissance orgueilleuse alliée avec une haine qui
n'avait même point l'excuse de l'initiative et de la sincérité, puisqu'elle
n'était que l'instrument payé des rancunes et des colères d'un parti.
Nous avons clos à cette époque ce rapide résumé de la Bohème en ses
différents âges; prolégomènes semés de noms illustres que nous avons
placés à dessein en tête de ce livre, pour mettre en garde le lecteur
contre toute application fausse qu'il pourrait faire préventivement en
rencontrant ce nom de bohèmes, donné longtemps à des classes d'avec
lesquelles tiennent à honneur de différencier celle dont nous avons
essayé de retracer les moeurs et le langage.
Aujourd'hui comme autrefois, tout homme qui entre dans les arts, sans
autre moyen d'existence que l'art lui-même, sera forcé de passer par les
sentiers de la Bohème. La plupart des contemporains qui étalent les
plus beaux blasons de l'art ont été des bohémiens; et, dans leur gloire
calme et prospère, ils se rappellent souvent, en le regrettant peut-être, le
temps où, gravissant la verte colline de la jeunesse, ils n'avaient d'autre
fortune, au soleil de leurs vingt ans, que le courage, qui est la vertu des
jeunes, et que l'espérance, qui est le million des pauvres.
Pour le lecteur inquiet, pour le bourgeois timoré, pour tous ceux qui ne
trouvent jamais trop de points sur les i d'une définition, nous répéterons
en forme d'axiome:
«La Bohème, c'est le stage de la vie artistique; c'est la préface de
l'Académie, de l'Hôtel-Dieu ou de la Morgue.»
Nous ajouterons que la Bohème n'existe et n'est possible qu'à Paris.
Comme tout état social, la Bohème comporte des nuances différentes,
des genres divers qui se subdivisent eux-mêmes et dont il ne sera pas
inutile d'établir la classification.
Nous commencerons par la Bohème ignorée, la plus nombreuse. Elle se
compose de la grande famille des artistes pauvres, fatalement
condamnés à la loi de l'incognito, parce qu'ils ne savent pas ou ne
peuvent pas trouver un coin de publicité pour attester leur existence
dans l'art, et, par ce qu'ils sont déjà, prouver ce qu'ils pourraient être un
jour. Ceux-là, c'est la race des obstinés rêveurs pour qui l'art est
demeuré une foi et non un métier; gens enthousiastes, convaincus, à qui
la vue d'un chef-d'oeuvre suffit pour donner la fièvre, et dont le coeur
loyal bat hautement devant tout ce qui est beau, sans demander le nom
du maître et de l'école. Cette bohème-là se recrute parmi ces jeunes
gens dont on dit qu'ils donnent des espérances, et parmi ceux qui
réalisent les espérances données, mais qui, par insouciance, par timidité,
ou par ignorance de la vie pratique, s'imaginent que tout est dit quand
l'oeuvre est terminée, et attendent que l'admiration publique et la
fortune entrent chez eux par escalade et avec effraction. Ils vivent pour
ainsi dire en marge de la société, dans l'isolement et dans l'inertie.
Pétrifiés dans l'art, ils prennent à la lettre exacte les symboles du
dithyrambe académique qui placent une auréole sur le front des poëtes,
et, persuadés qu'ils flamboient dans leur ombre, ils attendent qu'on les
viennent trouver. Nous avons autrefois connu une petite école
composée de ces types si étranges, qu'on a peine à croire à leur
existence; ils s'appelaient les disciples de l'art pour l'art. Selon ces
naïfs, l'art pour l'art consistait à se diviniser entre eux, à ne point aider
le hasard qui ne savait même pas leur adresse, et à attendre que les
piédestaux vinssent se placer sous leurs pas.
C'est, comme on le voit, le stoïcisme du ridicule. Eh bien, nous
l'affirmons encore une fois pour être cru, il existe au sein de la Bohème
ignorée des êtres semblables dont la misère excite une pitié
sympathique sur laquelle le bon sens vous force à revenir; car si vous
leur faites observer tranquillement que nous sommes au dix-neuvième
siècle, que la pièce de cent sous est impératrice de l'humanité, et que les
bottes ne tombent pas toutes vernies du ciel, ils vous tournent le dos et
vous appellent bourgeois.
Au reste, ils sont logiques dans leur héroïsme insensé; ils ne poussent
ni cris ni plaintes, et subissent passivement la destinée obscure et
rigoureuse qu'ils se font eux-mêmes. Ils meurent pour la plupart,
décimés par cette maladie à qui la science n'ose pas donner son
véritable nom, la misère. S'ils le voulaient cependant, beaucoup
pourraient échapper à ce dénoûment fatal qui vient brusquement clore
leur vie à un âge où d'ordinaire la vie ne fait que commencer. Il leur
suffirait pour cela de quelques concessions faites aux dures lois de la
nécessité, c'est-à-dire de
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