Sans-peur le corsaire | Page 5

Gabriel de la Landelle
d'indéfinissables impressions.
Les airs du pays natal retentissaient dans le silence de la nuit, et en
fermant les yeux, elle vit en ses plus lointains souvenirs d'enfance cet
étranger à grands cheveux blonds, aux traits aquilins, au teint blanc et
ardemment coloré, au sourire doux et fier, ce corsaire français qui
l'avait saluée en levant les mains au ciel.
Les jours suivants, elle ne se permit même plus d'entr'ouvrir ses rideaux;
mais attirée par un charme secret et puissant, elle ne cessait d'observer
à la dérobée. Et toujours se reproduisait en elle la même impression, la
même réminiscence mystérieuse qui se transformant en vision se
traduisit en ces paroles de Catalina, sa mère:--«Oui! ma fille, c'est bien
lui! c'est le Lion de la mer, vivant encore!...»
Et le canon retentissait, et tandis qu'agenouillée sur son prie-Dieu, elle
demandait au Ciel comme un miracle que son rêve fût une réalité, et
que celui pour le salut éternel de qui elle priait depuis sa tendre enfance

fût à la fois Sans-Peur le Corsaire et le Lion de la mer,--tandis qu'elle
délirait palpitante, son petit cheval péruvien hennit en frappant des
pieds.
--Je voudrais garder le silence, mademoiselle, disait Léon, et pourtant il
faut que je parle. Pour vous épargner une douleur, je donnerais ma vie,
et cependant, il faut que j'éveille en vous d'affreux souvenirs.
Isabelle poussa un cri,--cri d'horreur, de reconnaissance et de joie:
--Ah!... mon Dieu!... C'est vous qui vengiez ma mère, c'est vous qui
m'arrachiez aux assassins et me rendiez à mon malheureux aïeul...
Vous êtes le Lion de la mer?
--Les Péruviens indigènes m'appelaient ainsi! dit l'aventureux capitaine.
--On nous fit croire que vous aviez péri; nous avons pleuré votre
généreuse mémoire.
Isabelle s'était agenouillée; de pieuses larmes baignaient ses yeux. Elle
invoquait sa mère Catalina, l'Indienne; elle remerciait Dieu de la mettre
providentiellement en présence de celui qui l'avait, tout enfant, sauvée
du massacre.
Léon s'unit de coeur aux saintes pensées de la jeune fille. De quelques
instants, il ne rompit le silence.
Les gens du pays remarquaient, au sommet de la falaise, les
mouvements du corsaire et ceux de la noble demoiselle. La curiosité en
poussa quelques-uns à gravir le sentier par lequel descendaient enfin le
corsaire français et la jeune fille appuyée à son bras.

IV
LE LION DE LA MER.
Léon de Roqueforte disait:

--J'avais dix-sept ans,--c'était pendant la guerre d'Amérique, et je
servais dans la marine de roi Louis XVI, de douloureuse mémoire, en
qualité d'enseigne de vaisseau.
Au nom du roi Louis XVI, décapité le mois précédent, sur la place de la
Révolution, le corsaire de la république se découvrit le front avec un
respect religieux.
Un groupe de curieux s'approchaient:
--Le démon de la mer!...
--Un tueur de rois!...
--Un bourreau de France!...
--Un damné maudit!...
--Il n'est pas laid, malgré ça!...
--De ma vie je n'ai vu plus beau cavalier, dit une femme.
--Satan est plus beau encore quand il ose reprendre sa forme d'ange du
ciel!...
Sans-Peur devina plutôt qu'il n'entendit ces propos, et s'adressant à
celui des Galiciens qui paraissait le plus vigoureux:
--Homme, lui dit-il en espagnol et d'un ton hautain, la demoiselle de
Garba y Palos est à pied, et tu oses nous regarder en face!
--Mais, seigneur capitaine, que voulez-vous, je ne suis pas un cheval!...
--Je vois bien, drôle, que tu n'es qu'un mulet manqué, repartit le
corsaire en riant. Cours à la pasada des Rois mages, et reviens avec
trois chevaux, tu nous accompagneras!... Marche!
En même temps, il lui jeta deux pièces d'or. Il distribua en outre
quelque argent au reste du groupe, pour aller chanter le cantique de

Notre-Dame-du-Salut à l'endroit même où Isabelle avait été sauvée.
Ensuite, il continua son récit:
--Notre corvette, commandée par le vicomte de Roqueforte, mon oncle,
venait d'explorer les Iles de l'Océanie; elle avait visité à plusieurs
reprises les Marquises, Taïti, Tonga, la Nouvelle-Zélande et les côtes
de la Nouvelle-Hollande, où le roi se proposait de fonder une colonie;
nous nous dirigions sur le Callao pour expédier de là nos dépêches en
Europe, avant de continuer nos explorations. Tout à coup, deux frégates
anglaises nous appuient la chasse. Elles avaient à en venger une
troisième que nous avions mise hors de combat dans la mer des
Moluques, six mois auparavant. On nous cherchait, comme je l'ai su
depuis. Une corvette contre deux frégates n'est pas de force à lutter,
nous prîmes chasse. Par malheur pour mes braves camarades,--par
bonheur pour moi, j'ose le dire aujourd'hui,--le combat ne put être évité.
Notre corvette fut coulée après six heures d'une défense héroïque; la
plupart de nos gens périrent et le reste fut fait prisonniers de guerre à
l'exception de deux hommes, un matelot et un enseigne. Le matelot
s'appelle Taillevent; il est aujourd'hui maître d'équipage du corsaire le
Lion,
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