Sans-peur le corsaire | Page 4

Gabriel de la Landelle
princesse de
là-haut.
--Camuset! Camuset! tu vas te faire amurer, dit le maître en serrant son
poing vigoureux.
Le novice recula prudemment.
--Est-ce que j'ai mal parlé? murmura-t-il.
--Celui qui se mêle des affaires du capitaine parle toujours mal. Ainsi,
pas un mot de plus, ou gare dessous! Va-t'en au poste des blessés, failli
mousse, tu sais bien qu'il y a là de la besogne pour toi.
Camuset fila son noeud, pour parler en style du gaillard d'avant; mais
les corsaires groupés autour de leur maître d'équipage continuèrent la

causerie, tandis que les riverains désappointés voyaient le brig naviguer
à son aise dans la crique située en dedans des récifs.
* * * * *
Les riverains, pourtant, n'étaient pas les plus désappointés.
Du balcon de son antique[NT1] château, le jeune seigneur don Ramon
de Gerba venait, à l'aide d'une lunette d'approche, de suivre tous les
mouvements du brig et de l'amazone, son imprudente soeur.
--Mort de mon âme! grommela-t-il en bon espagnol, un excellent
cheval tué, le brig sauvé encore une fois, ma soeur l'Indienne en
tête-à-tête avec cet aventurier français, et une occasion rare perdue!...
La qualification d'Indienne donnée avec amertume à dona Isabelle par
son aîné pourrait démontrer jusqu'à quel point étaient fraternels les
regrets de don Ramon pour la rare occasion qu'il perdait. Certes, il
n'aurait pas eu grand souci de l'excellent cheval, si Sans-Peur le
Corsaire n'avait pu arriver à temps.
--Mais aussi, pourquoi le marquis de Garba y Palos, son père, le
laissant tout enfant en Espagne, avait-il épousé, au Pérou, une femme
de race trop illustre et trop ardemment éprise de l'amour de ses
infortunés compatriotes?
Cette femme était la mère d'Isabelle, la célèbre Catalina de Saïri.
En 1780, lors de la dernière insurrection des Péruviens indigènes, elle
avait péri massacrée par les soldats espagnols. Isabelle, âgée alors de
sept ans, conservait le cruel souvenir d'une journée d'horreur qui lui
rendait odieux les oppresseurs de sa nation.
Depuis près d'une année, la jeune fille avait fermé les yeux du marquis
son père, mort au château de Garba;--elle n'aspirait maintenant qu'à
retourner au Pérou et à s'éloigner d'un frère qui la regardait au moins
comme une étrangère, sinon comme une ennemie.

Don Ramon rentra dans son appartement avec humeur et se rapprocha
du brasero rempli de charbons ardents, car la brise était froide. Puis,
roulant entre les doigts un papelito catalan, il songea aux biens
considérables que le marquis son père avait laissés au Pérou.--Sans
Isabelle, qui en était la seule héritière, il les aurait fait vendre et serait
devenu le plus riche seigneur des côtes de Galice.
On reconnaîtra que Sans-Peur le Corsaire avait assez mal mérité de don
Ramon de Garba y Palos en sauvant la vie à sa soeur. Sans-Peur le
Corsaire, il est vrai, tenait fort peu aux bonnes grâces de Sa Seigneurie
don Ramon de Garba y Palos.

III
RECONNAISSANCE.
Par un mouvement soudain qui n'était ni de la timidité, ni de la retenue,
ni de la fierté, dona Isabelle, l'amazone péruvienne, s'était reculée.
Immobile, silencieuse, plus troublée peut-être qu'à l'instant où elle
s'était vue suspendue sur l'abîme, elle contemplait comme une vision
d'outre-tombe le héros qui lui disait:
--Mademoiselle, ce n'est point un hasard qui m'a fait choisir cette crique
pour lieu d'abri. J'étais au Pérou, il y a deux ans... il y a deux ans, quand
vous en partiez...
La voix maternelle retentissait dans le coeur de l'intrépide jeune
fille:--«C'est lui! c'est bien lui! c'est le Lion de la mer, vivant
encore!...»
--Je vous revis alors, avec une joie et une douleur sans égales; votre
noble père était rendu à la liberté, vous étiez à son bras, radieuse,
profondément émue et fière des clameurs enthousiastes qui saluaient
votre délivrance, mais une barrière infranchissable nous séparait...
--Oh! oui, c'est lui! c'est bien le Lion de la mer, vivant encore!
murmurait dona Isabelle, qu'une réminiscence vague, mais constante,

n'avait cessé de préoccuper depuis l'instant où elle s'était rencontrée,
huit ou dix jours auparavant, avec le capitaine du brig le Lion.
Le corsaire, mouillé sous les murs du château, n'en était pas assez loin
pour que, de sa fenêtre, dona Isabelle ne vît parfaitement Léon chaque
fois qu'il était sur le pont de son bord.
Dès le premier jour, il s'inclina respectueusement à sa vue.
Elle se recula étonnée de la fixité de son regard et du geste éloquent
qu'il fit comme pour remercier le Ciel de ce qu'elle lui apparaissait.
Le soir, une guitare péruvienne modula les airs qui avaient bercé son
enfance.
Le lendemain, le capitaine français, de crainte de l'intimider, ne se
montra point; mais il n'eut point de peine à voir avec quelle attention
elle regarda plusieurs pavillons aux emblèmes, connus d'elle seule, que
déroulèrent et replièrent successivement quelques hommes du bord.
Elle avait ressenti coup sur coup
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