Sans-peur le corsaire | Page 6

Gabriel de la Landelle
et l'enseigne, vous le devinez, dona Isabelle, c'est moi!... J'avais
été chargé par mon oncle et commandant, blessé à mort, des dépêches
destinées au roi et au ministre de la marine; je les portais à la ceinture
dans une petite boîte de plomb. Lorsque les canots anglais vinrent nous
recueillir, je me laissai couler au dernier moment. Je me retrouvai
bientôt seul avec Taillevent sur les débris de notre navire:
«--Ah! monsieur de Roqueforte! quelle chance! me dit-il, nous sommes
deux.
«--Camarade, répondis-je, il y a mieux que moi de sauvé. Les dépêches
pour le roi sont à ma ceinture. Si je péris et que tu en réchappes, je t'en
charge.
«--Soyez calme, mon capitaine,» répliqua-t-il en me donnant pour la
première fois un titre que je n'ai jamais voulu perdre.
J'étais capitaine d'un tronçon de mât, et tout mon équipage se

composait de Taillevent.--La côte de Pérou était à trois lieues; un
courant fort rapide nous poussait du sud au nord parallèlement à elle. Je
n'avais pas mangé depuis près de dix heures, et je sentais que mes
forces s'épuisaient. Taillevent s'en aperçut:
«--Je n'ai que vingt et un ans, me dit-il, mais ce n'est pas pour la
première fois, capitaine, que je coule avec mon navire. Ce matin,
voyant les deux frégates nous gagner, j'ai eu souvenance de mon plus
grand mal de l'autre fois, à savoir de souffrir la faim et la soif deux
jours et deux nuits d'une bordée.
«--Ah! ah! m'écriai-je, tu aurais des vivres sur toi?
«--Une ration de fromage, à votre service, capitaine, et mieux que ça,
une topette de sec dans cette corne d'amorce.»
Nous partageâmes fraternellement le fromage et l'eau-de-vie, après
avoir mis en réserve la moitié de notre petite provision pour le
lendemain matin.--Le soleil se couchait.
Au beau milieu de la nuit, notre tronçon de mât heurta violemment un
corps dur; nous nous retrouvâmes à la nage.
«--Diable de roche! disait Taillevent.
«--Rattrapons notre espar avant tout!» criai-je.
Mais l'obscurité profonde nous empêchait de le revoir, il était emporté
dans le remous du récif el verdugo (le bourreau) trop tranchant et trop
accore pour que nous pussions y grimper.
«--Je ne trouve rien! faisons la planche! le courant nous emportera vers
l'espar!...
«--Peut-être!...»
Peut-être, car repoussé par le choc, notre mât avait aussi bien pu glisser
dans le contre-courant. Tout à coup, une vive fusillade illumine la mer;
nous apercevons de tous côtés des balses péruviennes qui fuyaient,

chassées par une grande péniche espagnole.
* * * * *
Isabelle de Garba, née au Pérou, n'avait pas besoin qu'on lui expliquât
qu'on y appelle balsa, en français balse, une sorte de radeau d'un genre
fort singulier.
Deux outres formées de peaux de veaux marins fortement cousues
ensemble, gonflées comme d'énormes vessies, et terminées en pointe
comme des souliers à la poulaine, servent de base à un plancher
triangulaire de bois très léger. L'ensemble est assez large pour que,
d'ordinaire, trois passagers et un rameur y trouvent place. L'Indien qui
conduit imprime le mouvement au moyen d'une pagaie à deux pelles.
On voit, en outre, des balses de grandes dimensions, qui ont plus de
soixante pieds de long sur dix-huit ou vingt de large; elles naviguent
fort bien le long des côtes.
Grandes ou petites, les balses poursuivies étaient chargées d'une foule
d'indigènes de la faction de José Gabriel Cuntur Kanki, littéralement le
condor par excellence, le grand maître des cavaliers, chef de la grande
insurrection contre la domination de l'Espagne et les habitants de race
espagnole[1].
[Note 1: Historique.]
Prenant le nom et le titre de son aïeul Tupac Amaru, le dernier des
Incas, le héros péruvien avait obtenu d'éclatants succès et régnait déjà
sur plusieurs provinces. Mais ses partisans du littoral, mis en déroute,
se trouvaient réduits à n'avoir d'autre refuge que leurs frêles radeaux.
Les balles des soldats de la péniche perçaient les outres de veau marin,
les balses coulaient.
Léon et Taillevent n'hésitèrent point à s'accrocher aux débris de l'une
des plus grandes.--Elle flottait encore.--Ils y montent, se trouvent
confondus avec les Indiens au désespoir, armés pour la plupart, et qui,
faisant de nécessité vertu, s'apprêtent à se défendre contre la péniche.

Une foule de petites balses se groupaient autour du radeau.
La lune se leva. Les Péruviens virent deux inconnus au milieu d'eux:
--Je suis le Lion de la mer! s'écrie Léon en langue espagnole; courage!
cette péniche est à nous, suivez-moi!
Les indigènes croient à un secours du Ciel.
Le jeune étranger a les cheveux blonds et le teint d'une blancheur rare
parmi les Espagnols; il vient de surgir par miracle du sein des flots. Il
donne des ordres, il promet la victoire.
Est-ce un ange, est-ce un lion transformé en guerrier, est-ce l'un des
génies protecteurs de la race opprimée? Quoi qu'il soit, c'est un vengeur.
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