Sans-peur le corsaire | Page 3

Gabriel de la Landelle

qu'elle osa stimuler la vitesse de sa fougueuse monture, au point d'être
ensuite incapable de la maîtriser;--mais rien dans cette âme pieuse qui
ne fût louable. Son exaltation était la religion des ancêtres. Elle se
souvenait du vieux cacique Andrès de Saïri, son aïeul, et l'image de
l'héroïque Catalina, sa mère, lui était apparue disant:--«Oui! ma fille,
c'est lui, c'est bien lui, c'est le Lion de la mer! vivant encore! Va donc!
cours à sa rencontre!...»

Un brig corsaire, ou pour mieux dire un aigle des flots, fier, effilé,
audacieux, menaçant,--fier comme le glorieux pavillon français qui
fouette la brise au-dessus de sa poupe,--effilé comme le roi des airs
dont il affecte la forme, dont il a le vol rapide,--plus audacieux qu'un
démon,--plus menaçant que le lion dont il porte le nom sur son tableau
d'arrière et l'image sculptée à son extrême avant, exécutait la plus
hardie des manoeuvres que l'on puisse concevoir. Toutes voiles hautes,
il brave la tempête qui siffle dans ses agrès, la mer qui rugit sous son
éperon, les écueils qui se dressent écumants dans ses eaux.
--O mon Dieu! murmura l'amazone en voyant le navire gouverner droit
sur un chenal que les vieux pilotes de la côte de Galice déclaraient
impraticable. Il va se briser! Il va périr!...
--Elle! Isabelle! lancée de la sorte au-dessus du précipice!... Son cheval
l'emporte! Elle est perdue!... disait à demi-voix le capitaine du brig le
Lion.
Et celui que les plus hardis marins de l'Océan avaient, d'une commune
voix, surnommé SANS-PEUR, Léon de Roqueforte, qui revenait du
large, vainqueur d'une corvette anglaise, le modèle des corsaires de la
république française proclamée depuis cinq mois, le héros de la nuit, le
brave entre les plus braves,--épouvanté par la témérité de la jeune
fille,--pâlit en commandant d'une voix terrible de jeter l'ancre et de
carguer toutes les voiles à la fois.
Isabelle poussa un cri de terreur; la foule accourue sur le rivage y
répondit par des clameurs bien diverses.
On entendit des rires moqueurs et des applaudissements barbares, des
accents de pitié, d'admiration, d'enthousiasme, et des voeux impies
pour un naufrage «infaillible.»
L'équipage du Lion obéissait aveuglément. Le brig mouillait au milieu
d'un tourbillon entre les brisants et la côte. Ses voiles avaient été
carguées avec une merveilleuse promptitude, et l'ancre ayant mordu sur
une roche, il pivotait en reculant vers la falaise dont sa poupe passa si
près que son pavillon la frôla et s'y colla un instant.

Alors,--en cet instant même,--de l'extrémité de la vergue basse qu'on
nomme le gui, un homme s'élança, par un bond désespéré, sur une des
aspérités de la côte à pic, il criait:
--Coupe le câble! Hisse le foc! Allez mouiller sous le château de
Garba!...
Puis, d'un élan furieux, il gravit le roc, et se dressant devant le cheval
de l'amazone, il en saisit la bride avec sa main ensanglantée.
Le cheval cabré ne s'arrêta point, mais fit un écart.
La bride s'était rompue.
Un corps lourd tombait dans l'abîme.
Mais Isabelle, adroitement enlevée de sa selle, était dans les bras du
capitaine Léon, qui bientôt s'inclinant devant elle dit avec joie:
--Dieu soit béni, mademoiselle, je suis arrivé à temps.
--Pour me sauver, seigneur capitaine, vous avez tout exposé, votre
navire, votre vie... Ah! combien j'ai tremblé pour vous!
--Merci de cette noble parole, dona Isabelle. Et vous me voyez trop
heureux, maintenant, car j'ai pu agir avant de parler... Mais, ajouta le
capitaine en souriant, vous êtes cause que je ne mérite plus mon
surnom: J'ai eu peur.

II
DÉSAPPOINTEMENTS.
Les ordres du capitaine corsaire furent admirablement exécutés. Léon
de Roqueforte pouvait compter sur ses valeureux compagnons.
Avant même qu'il se fût jeté au devant de l'étalon fougueux, la hache de

maître Taillevent frappait le câble, le foc était orienté de nouveau, et,
trompant l'attente des naufrageurs, le Lion secouait sa crinière d'écume
en gouvernant vers le mouillage qu'il avait abandonné la veille au
coucher du soleil.
--Quel homme! quel homme! mille noms d'un tremblement à la voile!
s'écria l'alerte maître d'équipage quand la manoeuvre fut achevée. Il
sauta pis qu'un baril de poudre, foi de matelot! Tout le connaît, le feu,
l'eau, la brise carabinée, tout, jusqu'à la terre, jusqu'aux chevaux...
--Pardonnerez, maître,--osa répondre Camuset le novice, qui, malgré
les usages républicains, ne se serait pas permis de tutoyer son ancien et
supérieur;--pardonnerez! Le cheval n'a guère eu goût à la connaissance,
m'est avis, vu qu'il s'est affolé en grand comme un paquet de bêtisailles,
parlant par respect...
A défaut de mieux, les pillards du rivage écorchaient le malheureux
cheval, et maître Taillevent disait à ses camarades:
--Voilà des coquins qui espéraient meilleure chance!... Un faux coup de
barre, garçons, notre vaillant Lion était traité pis que cette pauvre bête...
--Et le capitaine ne serait pas à la promenade avec la
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