Sans-peur le corsaire | Page 6

Gabriel de la Landelle
�� trois lieues; un courant fort rapide nous poussait du sud au nord parall��lement �� elle. Je n'avais pas mang�� depuis pr��s de dix heures, et je sentais que mes forces s'��puisaient. Taillevent s'en aper?ut:
?--Je n'ai que vingt et un ans, me dit-il, mais ce n'est pas pour la premi��re fois, capitaine, que je coule avec mon navire. Ce matin, voyant les deux fr��gates nous gagner, j'ai eu souvenance de mon plus grand mal de l'autre fois, �� savoir de souffrir la faim et la soif deux jours et deux nuits d'une bord��e.
?--Ah! ah! m'��criai-je, tu aurais des vivres sur toi?
?--Une ration de fromage, �� votre service, capitaine, et mieux que ?a, une topette de sec dans cette corne d'amorce.?
Nous partageames fraternellement le fromage et l'eau-de-vie, apr��s avoir mis en r��serve la moiti�� de notre petite provision pour le lendemain matin.--Le soleil se couchait.
Au beau milieu de la nuit, notre tron?on de mat heurta violemment un corps dur; nous nous retrouvames �� la nage.
?--Diable de roche! disait Taillevent.
?--Rattrapons notre espar avant tout!? criai-je.
Mais l'obscurit�� profonde nous emp��chait de le revoir, il ��tait emport�� dans le remous du r��cif el verdugo (le bourreau) trop tranchant et trop accore pour que nous pussions y grimper.
?--Je ne trouve rien! faisons la planche! le courant nous emportera vers l'espar!...
?--Peut-��tre!...?
Peut-��tre, car repouss�� par le choc, notre mat avait aussi bien pu glisser dans le contre-courant. Tout �� coup, une vive fusillade illumine la mer; nous apercevons de tous c?t��s des balses p��ruviennes qui fuyaient, chass��es par une grande p��niche espagnole.
* * * * *
Isabelle de Garba, n��e au P��rou, n'avait pas besoin qu'on lui expliquat qu'on y appelle balsa, en fran?ais balse, une sorte de radeau d'un genre fort singulier.
Deux outres form��es de peaux de veaux marins fortement cousues ensemble, gonfl��es comme d'��normes vessies, et termin��es en pointe comme des souliers �� la poulaine, servent de base �� un plancher triangulaire de bois tr��s l��ger. L'ensemble est assez large pour que, d'ordinaire, trois passagers et un rameur y trouvent place. L'Indien qui conduit imprime le mouvement au moyen d'une pagaie �� deux pelles. On voit, en outre, des balses de grandes dimensions, qui ont plus de soixante pieds de long sur dix-huit ou vingt de large; elles naviguent fort bien le long des c?tes.
Grandes ou petites, les balses poursuivies ��taient charg��es d'une foule d'indig��nes de la faction de Jos�� Gabriel Cuntur Kanki, litt��ralement le condor par excellence, le grand ma?tre des cavaliers, chef de la grande insurrection contre la domination de l'Espagne et les habitants de race espagnole[1].
[Note 1: Historique.]
Prenant le nom et le titre de son a?eul Tupac Amaru, le dernier des Incas, le h��ros p��ruvien avait obtenu d'��clatants succ��s et r��gnait d��j�� sur plusieurs provinces. Mais ses partisans du littoral, mis en d��route, se trouvaient r��duits �� n'avoir d'autre refuge que leurs fr��les radeaux.
Les balles des soldats de la p��niche per?aient les outres de veau marin, les balses coulaient.
L��on et Taillevent n'h��sit��rent point �� s'accrocher aux d��bris de l'une des plus grandes.--Elle flottait encore.--Ils y montent, se trouvent confondus avec les Indiens au d��sespoir, arm��s pour la plupart, et qui, faisant de n��cessit�� vertu, s'appr��tent �� se d��fendre contre la p��niche.
Une foule de petites balses se groupaient autour du radeau.
La lune se leva. Les P��ruviens virent deux inconnus au milieu d'eux:
--Je suis le Lion de la mer! s'��crie L��on en langue espagnole; courage! cette p��niche est �� nous, suivez-moi!
Les indig��nes croient �� un secours du Ciel.
Le jeune ��tranger a les cheveux blonds et le teint d'une blancheur rare parmi les Espagnols; il vient de surgir par miracle du sein des flots. Il donne des ordres, il promet la victoire.
Est-ce un ange, est-ce un lion transform�� en guerrier, est-ce l'un des g��nies protecteurs de la race opprim��e? Quoi qu'il soit, c'est un vengeur. Il commande, on ob��it.
L��on et Taillevent, qui le seconde, sont d��j�� sur une balse de grandeur moyenne o�� pagaient plusieurs rameurs habiles. Ils ont saisi des armes, ils se montrent pleins d'une invincible ardeur.
De sauvages cris de triomphe ont retenti. Une confiance superstitieuse succ��de parmi les naturels �� leur terreur panique; les balses qui se dispersaient se rallient. Par les ordres de L��on, elles abordent de tous les c?t��s �� la fois la p��niche, prise d'assaut en quelques instants.
Le Lion de la mer en est proclam�� capitaine.
* * * * *
--Ce fut ainsi, mademoiselle, poursuivit Sans-Peur le Corsaire, que je combattis pour la premi��re fois en faveur de vos infortun��s compatriotes, dont la cause, d'ailleurs, avait d��j�� toutes mes sympathies. La force des choses m'y poussa. Je n'��tais point libre de rester neutre. Et du reste, la politique ombrageuse des Espagnols, qui nous fermaient leurs ports, me les rendait odieux. J'avais �� craindre, en abordant sur leurs terres, d'��tre tout au moins trait�� en suspect, honteusement fouill�� et d��pouill�� de mes
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