Sainte-Marie-des-Fleurs | Page 4

René Boylesve
contraire, mais je n'en
avais pas conscience alors, que je voulais absolument être approché
d'elle, mais par la force des choses, non spontanément. J'avais déjà eu
de ces singulières paresses. Et j'allai me placer au fond de ce choeur,
comme en une souricière où forcément je serais pris. En effet, je les vis
venir. A dix-sept ans, j'avais frissonné, à la rencontre d'une femme,
mais pas depuis, comme je le fis alors.
Elles approchaient de la grille du choeur. Le jour pauvre qui tombait
des vitres donnait toute la lumière possible à leur groupe que je
n'oublierai plus. Deux dames âgées avaient l'air consterné que donnent
aux malheureux voyageurs les visites artistiques. Leurs traits
s'affaissaient, toutes leurs lignes tombantes semblaient implorer le
secours d'un siège. Instinctivement, je me levai; elles allaient sans
aucun doute venir s'asseoir là. Au mouvement que je fis, une autre
jeune fille, une amie probablement, dérangea de la main le petit
capuchon de caoutchouc qui, par-dessus des foulards, remontait à
l'oreille de sa compagne, et, se penchant, glissa un mot qui les fit
sourire l'une et l'autre. Évidemment, elles se moquaient de moi.
J'eus la brève sensation qu'aucun art ne me guérirait plus, moi, de la
blessure qui se creusait, et que les hasards et les choses se mêlaient de

venir élargir et toucher à vif. Cependant, qu'elle se fût moquée de moi
n'était rien au prix de l'étrange secousse que me causait la seule vue de
son visage.
--De qui, ces tableaux, mon enfant? fit une des dames âgées.
--Mais, maman! c'est de Véronèse, voyons! lança-t-elle d'un petit air
indigné.
Et, prenant son amie par le bras, elle l'entraînait d'une muraille à l'autre,
du Saint Marc au Saint Sébastien, du Saint Sébastien à la Glorification
de la Vierge, semblant par son air affairé vouloir éviter les questions
naïves de cette bonne maman qui, une fois assise, trouvait tout très bien.
Ces demoiselles avaient des mouvements si précipités qu'elles me
frôlèrent un instant. L'amie porta la main à sa bouche pour se tenir de
rire; mais elle, se retourna vite, fit: «Pardon, monsieur!» et rougit
jusqu'aux oreilles.
A tort ou à raison, ces faits médiocres me relevèrent instantanément.
Toute ma désespérance tombait; une ardeur nouvelle me souleva. D'un
coup j'étais résolu à tout oser, à jouer la partie pour le tout. Si je dois
être séparé à jamais de cette jeune fille, me dis-je, que ce soit par une
faute de ma part ou du moins par l'épreuve réelle que je ne lui peux
plaire. Et je me jurai qu'avant dix minutes, j'aurais pénétré dans ce petit
groupe. Ce petit groupe m'apparut comme un aréopage. J'en sortirais
tout à l'heure radieux ou condamné.
Ceci se passait dans le maigre jour d'une église muette et quasi déserte
où un étranger n'eût reconnu que des pierres et de l'ombre. Car aux
murailles aussi la sublimité des toiles se taisait. On eût pu penser qu'il
n'y avait rien ici!
L'orgue de Saint-Sébastien est clos de volets que le Véronèse a peints
sur leur double face. Quand les volets sont rabattus, ce qui était le cas,
on y voit la Purification de la Vierge. Ayant quitté le choeur, je vins me
camper, les bras croisés, en face de cet orgue caressé des dernières
lueurs du jour. Bien qu'extrêmement agité, je ne m'inquiétais plus;
comme il arrive après les décisions prises. Je n'avais même pas le souci

de chercher le moyen par quoi j'allais pénétrer dans le petit groupe. Il
me suffisait de me dire: je veux y pénétrer.
Les dames ne manquèrent pas de venir s'écarquiller les yeux devant les
volets. J'aurais pu m'écarter doucement pour leur céder la meilleure
place; exécuter quelques courbettes et salutations; et notre qualité de
compatriotes m'autorisait à dire: «Mesdames, il fait bien sombre...»
Ainsi, j'eusse gagné peut-être les dames âgées. Mais je demeurai
immobile jusqu'au manque de politesse, absorbé par le combat de la
nuit contre l'éclat de ces couleurs qui sont comme un soleil terrestre. Je
fus frôlé plusieurs fois, dans l'empressement de ces dames à distinguer
des peintures que, sans doute, elles ne reverraient plus. La jeune fille
elle-même me toucha.
Elle venait de découvrir dans le guide que les volets s'ouvraient et
montraient une Piscine probatique. Aussitôt elle avisa de loin la vieille
femme qui tenait la porte de l'église et lui demanda si l'on ne pouvait
ouvrir les volets. La vieille qui n'entendait pas le français demeurait
insensible.
Alors je sentis la douceur inouïe de traduire les paroles et le désir de la
jeune fille. Je me refuse à dire la sorte de plaisir que j'y éprouvai, au
sortir de mes secousses et de ma contraction dernière. Je ne sais si ma
voix réfléta mon bonheur. Je crois à la vertu communicative des sons,
beaucoup plus qu'à celle du sens propre des
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