Sainte-Marie-des-Fleurs | Page 3

René Boylesve
le silence.
* * * * *
Le hasard fit que nous nous trouvâmes ainsi, un soir, presque côte à
côte «la petite Sainte-Marie-des-Fleurs» et moi. La lumière d'une des
lanternes des musiciens lui frappait de temps en temps la figure. Je la
regardai tant, qu'elle dut s'en apercevoir et même en être gênée. Je le
regrettai après; je crus m'être compromis à jamais vis-à-vis d'elle. Elle
ne pouvait plus me prendre que pour un homme mal élevé. J'en eus une
sorte de désespoir. Le lendemain, tout me parut triste et navré à Venise.
Le temps était gris. Je voulus retourner au Lido; je n'y vis personne et
revins. Je passai le reste du jour à regarder stupidement la manoeuvre
des bâtiments de l'Etat, sur le quai des Esclavons, où je savais
qu'habitait la jeune fille.
Quand on eut amené les couleurs, au coucher du soleil, je poursuivis
jusqu'aux jardins qui sont au bout de Venise. Et là je vis encore une fois
la nuit envelopper la ville. Je ne sais si ce fut à cause de mon ennui,
mais je me sentis soulevé par un mouvement de tendresse si large et si
profond qu'il me sembla que le monde entier ne suffirait pas à combler
l'envie que j'avais de tenir quelque chose dans mes bras et de
l'embrasser. Chose curieuse, c'était Venise que je voulais étreindre
comme une femme. Elle était belle assurément, à cet instant presque
incolore qui précède celui où elle cesse d'être éclatante de jour et celui
où elle va s'enflammer des lumières du soir. Mais ce sont là de ces
attendrissements qui viennent de l'immense fonds d'inconscience que
nous portons en nous. Qu'ils nous rendent donc ridicules! Quelle figure
ai-je dû faire là-bas, à l'extrémité de ces jardins, en désirant à toutes
forces embrasser Venise!
Plusieurs jours se passèrent sans que je pusse apercevoir celle qui me
causait ces troubles. Je ne pensais plus qu'à elle; il était bien inutile de

chercher à me le dissimuler. Mon unique but était de la revoir. Je
commençais à désespérer.
Je pris une gondole et parcourus Venise au hasard, m'en remettant à la
fatalité, comme on le fait ordinairement dans des cas analogues.
Le ciel était sombre; de temps en temps il pleuvait; Venise semblait
déserte; au tournant des canaux, le cri du gondolier n'éveillait aucun
écho. Les vieux palais humides avaient l'air de pleurer par toute la
surface de leur délabrement. De grands pallis, surmontés de la corne
ducale ou d'un ornement en forme de turban, penchés aux portes closes,
au-dessus des marches usées que l'eau frappait d'un clapotement
lugubre, faisaient penser, dans ce demi-jour de rêve, à de grands
personnages passés revenus s'attrister là de toute la gloire descendue
par ces marches et qui ne les gravira jamais plus. Mais, dans l'état où je
me trouvais, tant de ruine me versait une secrète volupté. J'eusse aimé
que tout achevât de s'écrouler sous mes yeux.
Nous longeâmes les hauts murs du nord de Venise. La lagune s'étendait
à perte de vue; l'île de Murano et le cimetière étaient enveloppés d'une
ondée; vers Mestre apparaissaient des côtes indécises et grises encore,
grises comme le ciel, comme l'eau, comme la ville et comme
moi-même.
--Assez! assez! dis-je; nous rentrons!
La gondole tourna, et s'engagea dans le canal Saint-Félix, pour
regagner le centre de la ville.
Vers quatre heures, nous approchions de la petite place située à l'entrée
de l'église Saint-Sébastien. Mon coeur fit un bond. Je venais de
reconnaître «ma petite Sainte-Marie-des-Fleurs» avec sa famille,
entrant dans l'église.
--Arrêtez! criai-je au gondolier. Et je pénétrai dans l'église sans me
rendre aucun compte de ce qui allait s'y passer, mais avec une certitude,
une confiance parfaite, que quelque chose d'important s'y passerait pour
moi.

Je ne sais en vérité quelle contenance je tins dans cette église. Je la
connaissais beaucoup; j'y avais fait de longs séjours. C'est là que
Véronèse repose au milieu de quelques-uns de ses meilleurs ouvrages.
Outre le trouble de ma surprise, mon dépit me gênait. Il était fondé sur
une sorte de pudeur assez présomptueuse. En effet, qui m'affirmait que
cette jeune fille m'avait seulement vu la regarder avec insistance, dans
la gondole; et si elle m'avait vu, ne m'avait-elle pas oublié comme on le
fait d'un malotru quelconque qui vous a heurté dans la rue?
Ces dames firent le tour de l'église. Elles s'exténuaient à distinguer, à la
seule lumière du Baedeker, les toiles voilées d'ombre. Leur ardeur et
leur volonté étaient admirables. J'affectai de me tenir éloigné d'elles et
d'aller justement à l'autre bout. On peut être sot à ce point! Je suis
certain que personne ne faisait attention à moi; ne m'avait seulement vu.
J'entrai dans le choeur et m'assis en face du Martyre de saint Marc.
Singulier moyen de me dissimuler! Je crois au
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 79
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.