était surtout sympathique aux natures droites comme la sienne, alors même que ses amis se distinguaient sur d'autres points par des qualités et des défauts contraires aux siens. Dans ces conditions de caractère, on con?oit que les relations privées avec Bertrand fussent remplies d'agrément. Quelques-unes de ses lettres, pendant la période dont je parle, ont été conservées. Elles sont charmantes, soit qu'il y rapporte son voyage à Venise et à Florence, dirigé par la fantaisie: ?C'est une nouveauté pour moi de suivre un programme arrêté à l'avance?; soit qu'il montre son jeune fils Marcel, traversant le Saint-Gothard en 1861, et ne voyant dans la nature qu'un sujet de vers latins: il ne laissait guère présager alors le géologue de premier ordre qu'il est devenu de nos jours. En 1861, J. Bertrand compose son livre sur les fondateurs de l'Astronomie; il en est préoccupé jusqu'à être affecté d'insomnies, pendant lesquelles, comme il arrive souvent, il croit composer des morceaux excellents: ?mais au réveil, dit-il, tout s'évanouit; il ne reste plus que la fatigue.? Il admire naturellement le génie de Képler; mais son mysticisme le surprend: ?C'est, m'écrivait-il, un singulier homme; on frémit en lisant ses écrits à l'idée d'avoir à juger les travaux d'autrui, Combien de fois, s'il m'avait consulté, je l'aurais dissuadé de continuer, en lui démontrant que sa voie est mauvaise et ne peut conduire à rien, cependant vous savez ce qui est advenu!?
Le siège de Paris a laissé une trace profonde dans la vie et les souvenirs des hommes de ma génération, et Bertrand n'y resta, pas plus qu'aucun autre, indifférent. Nous avons tous, chacun suivant ses aptitudes, pris rang parmi les défenseurs de la cité. J. Bertrand y concourait même doublement, par lui-même, modestement d'ailleurs, mais surtout par son fils Marcel, alors élève de l'école polytechnique et, comme tel, faisant fonction d'officier. Je me rencontrai plus d'une fois avec son père sur le plateau d'Avron, où nous arrivions guidés par des mobiles différents, notamment le jour de la bataille de Champigny. Bertrand y venait voir son fils, tandis que je m'y rendais pour essayer du haut de la colline le tir sur l'ennemi des canons chargés par la culasse, fondus dans Paris aux frais d'une souscription nationale. Quelques jours après, nous y trouvames le colonel Stoffel, concourant sto?quement à la défense de la Patrie, après avoir joué le r?le ingrat de Cassandre, en prévenant de Berlin l'Empereur des dangers que présenterait une semblable guerre. Nous discour?mes ensemble sur les malheurs de la France, en nous chauffant, par 10 degrés de froid, devant un feu alimenté au moyen des parquets et des volets arrachés d'une villa ruinée par le bombardement du plateau. De tels spectacles avaient cessé d'étonner les Parisiens; chacun de nous avait une petite maison de campagne dans le même état; le désastre général nous avait rendus indifférents à nos maux particuliers.
Cependant Bertrand, tout en remplissant ses devoirs publics, ne perdait pas de vue les besoins de son foyer hospitalier: il s'agissait de le ravitailler, oeuvre difficile dans l'intérieur de la ville, où tout était rationné, mais plus aisée dans la banlieue de Paris. La viande de cheval surtout abondait à Montreuil, et Bertrand en rapportait chaque fois quelque provision, d'autant plus nécessaire que sa maison était devenue le refuge de bien des amis isolés à Paris. Ce n'était pas mon cas, car j'étais resté à mon poste avec ma femme. Mais nous venions réchauffer notre courage de temps à autre, dans la maison généreuse et de bonne humeur de la rue de Rivoli. On s'y partageait parfois quelques trouvailles, découvertes par les h?tes qui y avaient pris nourriture, dans les petits magasins amassés secrètement par certains de nos amis, exilés de Paris au dernier moment. Le fromage, surtout, faisait prime aux jours de détresse.
C'est ainsi que nous vivions, chacun faisant son devoir, au milieu de la cité bombardée, affamée et troublée par des discordes intestines, qui devaient aboutir plus tard à l'explosion de la Commune.
Après le siège et la Commune, nous nous réinstallames tant bien que mal dans nos maisons de campagne du haut Sèvres, à défaut des domiciles de Paris: les uns br?lés comme celui de Bertrand; les autres, comme le mien, ravagés par les gaz de l'explosion de la poudrière du Luxembourg. Les villas de Sèvres avaient eu leur part du désastre: elles avaient été pillées et les meubles enlevés. Je trouvai sur ma porte, tracée à la craie en gros caractères, cette phrase méthodique et significative: ?Hier ist nichts zu haben. Ici il n'y a plus rien à prendre?. Il en était de même chez Bertrand. Les meubles remplacés, chacun repris sa vie ordinaire, au milieu des tristesses du moment, et peu à peu nous rev?mes des jours plus heureux.
Là, en effet, s'était constituée, dès avant 1870, une sorte de confrérie amicale,
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