Séance De Lacadémie Française Du 2 Mai 1901 | Page 7

Jules Lemaître
à obliger, J. Bertrand devait avoir de bonne heure des amis fidèles dans des ordres divers. Quelques-uns, Briot, Serret, Bixio, Marcel Aclocque ont laissé leur trace dans la science ou dans l'industrie.
Le dernier, son camarade à l'école polytechnique, l'introduisit en 1840 dans sa propre famille. J. Bertrand y fit connaissance de sa soeur, qu'il épousa au mois de décembre 1844. Une légende très répandue, mais inexacte, attribuait la connaissance d'Aclocque et de Bertrand aux relations établies entre eux par la catastrophe survenue le 8 mai 1842 sur le chemin de fer de Versailles rive gauche. On sait que cette catastrophe co?ta la vie à une centaine de personnes. J. Bertrand et son frère Alexandre y furent tous deux grièvement blessés. Mais à cette époque Joseph était déjà lié avec la famille Aclocque.
Cette union fut parfaitement heureuse, pendant les cinquante-six années de la vie ultérieure de Bertrand: les savants ont pour la plupart le go?t et les vertus de la famille. Six enfants naquirent, dont trois fils qui occupent tous une place distinguée parmi les hommes de notre époque. L'a?né, Marcel Bertrand, est aujourd'hui ingénieur des Mines et membre de l'Académie des Sciences.
La maison des Bertrand ne tarda pas à devenir un centre de réunion pour la jeunesse des deux sexes. Vers 1860, il demeurait rue de Rivoli: on rencontrait dans son salon à la fois les familles de savants réputés, notamment celles de Boussingault et de Bréguet, et les jeunes professeurs qui commen?aient à se signaler dans la vie. Plus d'un parmi eux y forma de nouveaux liens de famille. Les petits groupes de cette nature étaient particulièrement précieux sous l'Empire, à une époque où l'esprit d'indépendance était mal vu et même persécuté, après le coup d'état et la tentative criminelle d'Orsini. Aussi la jeunesse était-elle heureuse de se retrouver dans un milieu plus libre, en dehors de la compression officielle; je dirai mieux, en dehors de ces conventions académiques, susceptibles d'entretenir une certaine gêne dans les relations, en raison des arrière-pensées que chacun soup?onne.
Cette gêne n'existait pas dans le salon de Bertrand; on y parlait librement des hommes et des choses. Les ma?tres de la maison mettaient chacun à l'aise, par leur franchise dépourvue d'artifice et leurs dispositions amicales et serviables. Je ne prétends pas qu'on n'y parlat jamais de candidatures académiques, personne ne me croirait. Mais cela se faisait avec toute discrétion et sans qu'on risquat de se heurter à ces hostilités sourdes et à cet esprit de dénigrement, qu'engendrent les rivalités personnelles et les luttes de longue haleine dans un milieu limité. Au contraire, nul plus que Bertrand n'était opposé aux petites combinaisons d'intérêt et de vanité, trop fréquentes dans les Académies, où on se ligue parfois pour écarter ou retarder les hommes supérieurs. Bertrand a rappelé à cet égard des souvenirs saisissants, dans son histoire de l'ancienne Académie, en racontant comment Laplace fut arrêté longtemps dans sa jeunesse par les jalousies de ses contemporains.
Ce que l'on agitait surtout chez Bertrand, c'étaient les questions de science, de lettres et d'art à l'ordre du jour: la politique étant alors écartée des conversations collectives. Bertrand n'en eut jamais le go?t, pas plus que des discussions religieuses ou philosophiques proprement dites.
Il ne s'était jamais déclaré ni royaliste, ni républicain, ni impérialiste, étant peu favorable d'ailleurs à la démocratie. Les seules choses qui fussent pour lui hors de toute discussion étaient la vérité et la vertu, cette dernière par sentiment et comme un attribut obligatoire de la saine nature humaine.
En dehors des mathématiques, où il était égal à toutes les conceptions, il n'aimait pas à s'élever dans ces hautes régions de la pensée où l'air devient difficilement respirable, et où la nécessité de concilier les antinomies de la métaphysique ne permet pas ces raisonnements absolus et définitifs, si chers aux mathématiciens. A cet égard, J. Bertrand s'écartait des savants du dix-septième et du dix-huitième siècle. S'il poursuivait dans son ordre particulier le même genre de problèmes, il était dissemblable de ses prédécesseurs par une sorte de répulsion qu'excitaient en lui les idées générales, nécessairement vagues et flottantes sur certains points et complexes comme la nature même des choses humaines, qui ne se prêtent pas à la rigueur des démonstrations. Les énoncés généraux excitaient dans Bertrand l'esprit critique, qu'il avait fort aiguisé: il saisissait aussit?t le point faible, le défaut de la cuirasse logique, et il se plaisait à contredire les opinions, les préjugés courants. Cet esprit de subtilité s'est même développé de plus en plus avec les années: à une thèse historique re?ue, il s'est plu plus d'une fois à opposer une antithèse spécieuse et intéressante, comme l'ont montré quelques-uns de ses derniers articles sur Pascal.
Par compensation, Bertrand était d'une sincérité absolue, toujours prêt à revenir sur une assertion trop tranchée et toujours empressé à éviter les froissements des amours-propres. Il
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