entre des personnes déjà liées de longue main, telles que J. Bertrand, Renan, Ch. Laboulaye, Hetzel, Ch. Edmond, moi-même et quelques autres. Il y manquait Claretie, dont la liaison avec Bertrand devait devenir plus étroite dans sa dernière résidence de Viroflay.
Mais nos réunions, sans être moins affectueuses, étaient devenues plus sérieuses, et moins animées par la gaieté de la jeunesse, que quinze ans auparavant les soirées de la rue de Rivoli. La maturité de l'age et le souvenir des catastrophes traversées avaient passé par là.
A Sèvres, nous nous rassemblions tant?t chez l'un, tant?t chez l'autre, surtout le soir, à l'heure où chacun, las de ses travaux de Paris, était venu chercher la fra?cheur et le repos physique et moral. Quelques amis arrivaient de temps à autre de la grande ville, se joindre à nous pour les repas, les promenades et les jeux de nos enfants. Les parents y causaient librement de toutes choses: affaires privées, éducation et santé; et affaires publiques: science, arts, lettres, politique et événements du jour. Cet échange de pensées et d'affections, débarrassé de toute contrainte, au milieu de la verdure et du silence des bois, avait quelque chose de doux et de charmant, que ne saurait oublier le dernier survivant de cette aimable société.
Nous nous reposions des émotions violentes, excitées par les désastres que nous venions de traverser, aussi bien que des soucis du moment présent, qui continuait à être troublé par tant d'incertitudes. Depuis, les membres de cette chère réunion se sont dispersés, même avant le jour de, la séparation finale. Renan choisit un nouveau g?te, dans son pays natal, à Perros-Guirec, en Bretagne; Bertrand émigra moins loin, à Viroflay; tandis que je fondais moi-même à Meudon un laboratoire consacré aux recherches de chimie végétale. La petite société de Sèvres se trouva ainsi dissoute, et nous nous v?mes moins souvent, cependant sans que nos amitiés se fussent refroidies.
Ce fut à Sèvres que Bertrand prit la charge de ces fonctions de Secrétaire perpétuel de l'Académie, où son caractère bienveillant et sociable, son zèle pour le bien public devaient pendant un quart de siècle trouver à s'exercer dans une nouvelle carrière. Il n'envisagea pas son titre nouveau comme une dignité ajoutée à tant d'autres, telles que celles qui viennent sur le déclin de notre vie entourer d'une auréole dernière une figure sur le point de rentrer dans l'éternel sommeil. Non! ses devoirs vis-à-vis de l'Académie étaient des devoirs actifs: il se regardait à la fois comme le représentant des traditions, que ses études sur l'histoire de l'Académie et soixante années de relations avec le monde de notre temps lui avaient appris à conna?tre, et comme investi d'une sorte de r?le tutélaire. Il usa bien souvent de son influence pour encourager les jeunes talents et les pousser, autant qu'il était en son pouvoir, au premier rang. C'est ce qu'il avait fait jadis pour Léon Foucault, dont il fut le promoteur convaincu et le soutien acharné; jusqu'au jour où il eut la joie de l'entendre proclamer élu à une voix de majorité par l'Académie. Il ne cessa de poursuivre cette ligne de conduite, avec une autorité accrue par les années, lorsqu'il fut devenu Secrétaire perpétuel.
Ce n'est pas qu'il interv?nt dans des combinaisons de parti ou de système, qui jouent parfois un r?le dans nos élections: il n'avait pas la prétention de les diriger, comme l'avait essayé autrefois Arago. Bertrand y mettait plus de discrétion: il affectait le r?le d'un arbitre amiable dans nos discussions publiques, aussi bien que dans celles des comités secrets. Son avis n'en avait que plus de poids, pour être moins suspect de passion. Il était d'ailleurs toujours dirigé par des vues élevées et par cette idée qu'une Académie compte surtout dans l'opinion publique en raison du prestige personnel de ses membres. Mais elle ne doit jamais renverser les r?les, et s'imaginer qu'elle communique à ses élus des vertus qu'ils n'ont pas par eux-mêmes. Si la cooptation des hommes supérieurs grandit les Académies, n'oublions jamais que le choix des gens médiocres les diminue. Notre choix consacre les désignations de l'opinion publique, mais ce serait une illusion de croire qu'une compagnie purement intellectuelle a la puissance de les lui imposer. C'est avec cette conviction et cette mesure que Bertrand usait de son autorité dans les affaires de l'Académie des Sciences. Il était d'ailleurs et il fut toute sa vie, depuis ses débuts jusqu'au dernier jour, un conseiller bienveillant pour tous, prompt à dépister l'esprit d'intrigue et les prétentions excessives, et, en cas d'insistance, à les souligner, avec une malice tempérée de bonhomie, sans jamais affecter les formes cassantes des esprits absolus. Son visage ouvert et franc, auquel une ancienne blessure donnait parfois quelque apparence sarcastique, ses saillies brusques et spirituelles, sa subtilité intuitive, sa vaste mémoire qui connaissait tous les précédents, sa curiosité alerte, toujours en éveil,
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