Séance De Lacadémie Française Du 2 Mai 1901 | Page 6

Jules Lemaître
les efforts coordonnés des gens qui la cultivent. Par exemple, l'Académie entreprenait de composer un Traité de mécanique, oeuvre destinée, croyait-on, à fixer la science d'une fa?on définitive et où chaque géomètre à tour de r?le ?était député pour penser à une question?; c'est-à-dire, dans un fran?ais plus clair, chargé de composer un chapitre: on le lisait et on le discutait en commun. Mais il était interdit aux membres de l'Académie de publier leurs ouvrages personnels sans l'autorisation du corps, de crainte qu'ils ne s'appropriassent le travail collectif.
Les auteurs d'une semblable conception se faisaient une étrange idée des sciences exactes, qui procèdent au contraire par l'initiative individuelle et se modifient sans cesse.
Je ne pousserai pas plus loin l'analyse du volume de Bertrand, rempli de détails intéressants sur les travaux divers et sur les membres célèbres de l'Académie aux dix-septième et dix-huitième siècles: c'est une revue amusante et instructive. Je regretterai seulement que le peu de sympathie que Bertrand professait pour la politique l'ait empêché de rendre entière justice à Condorcet et à son oeuvre philosophique. Le volume se termine par le récit tragique de la suppression des Académies en 1793. Elles devaient rena?tre presque aussit?t sous le nom de l'Institut. Un état constitué, une société moderne ne saurait se passer de savants, en raison des services continuels qu'ils rendent à tous les arts et à toutes les industries: le rang, la richesse et la puissance d'une société humaine se mesurent aujourd'hui par son degré de culture scientifique.
J'ai d? consacrer quelques développements à l'analyse des deux ouvrages littéraires principaux publiés par notre confrère. Mais ils ne constituent qu'une fraction, très notable à la vérité, de son oeuvre littéraire; on doit y comprendre en effet les articles publiés dans diverses revues, et surtout son discours de réception à l'Académie fran?aise, ainsi que les éloges et notices scientifiques qu'il a consacrés à ses anciens confrères, à partir de 1863 et 1865, tels que ceux de Sénarmont et d'Arago, et les douze ou treize notices lues en réunions solennelles, depuis l'époque où il succéda à élie de Beaumont comme secrétaire perpétuel.
Dans ces notices, dans ces articles, on retrouve les qualités ordinaires de clarté et de précision qui le distinguaient, mais avec une physionomie nouvelle.
MESSIEURS,
La tribune académique ne fait pas entendre les mêmes accents que la chaire du professeur ou du prédicateur. On n'y enseigne ni la philosophie de la nature, dévoilée par les efforts du penseur ou de l'expérimentateur, ni les vérités morales, révélées par la religion, ou retrouvées au fond du coeur humain. Ce que l'on vient chercher ici, ce n'est pas une le?on, c'est un plaisir délicat, une jouissance littéraire, dont tout effort, tout ennui doit être banni pour l'auditeur. C'est d'après ces idées que l'Académie fran?aise a été fondée, il y a deux cent soixante ans; c'est en s'y conformant qu'elle a vécu, et qu'après une éclipse de courte durée, elle a reparu avec sa vieille formule et ses vieilles traditions. J. Bertrand l'avait compris mieux que personne, et c'est dans ces vues, suivant ces principes, qu'il avait coutume de parler dans votre enceinte. Il les a même transportés, suivant une certaine mesure, dans les éloges qu'il pronon?ait au nom de l'Académie des Sciences. Ce qu'il y recherchait d'abord, c'était de plaire à l'auditoire distingué qui se presse autour de cette tribune. Ses discours abondent en morceaux ingénieux et spirituels, applaudis des assistants. Il se plaisait à dire parfois que la vie humaine privée n'était pas dirigée par la logique, ni même la vie sociale; au moins il l'a écrit, en me donnant des nouvelles de la Rome moderne, à l'époque, où il la visita: c'était au temps du pouvoir temporel du pape. S'il touche aux idées générales dans ses éloges, c'est d'ordinaire en glissant, et comme en se jouant, à la fa?on de Fontenelle. Il préfère insister sur les traits de caractère, sans craindre ni la phrase un peu vive, ni la forme paradoxale, parfois même caustique, surtout pour le trait final.
En cela, je le répète, il était vraiment membre de l'Académie fran?aise, et peut-être regretterez-vous plus quelquefois de ne pas retrouver la même supériorité dans le successeur que vous lui avez donné. Ce que je m'efforcerai du moins de vous rendre, c'est le sérieux moral, le dévouement aux choses élevées, l'amour du bien, je dirai plus, la bonté et la générosité privées, qui ont toujours guidé J. Bertrand dans sa vie publique comme dans sa vie de famille. Ce sont là les traits éminents de son caractère que je vais essayer de vous retracer maintenant, en les rattachant aux souvenirs de son existence privée.
Doué d'un esprit actif et aimable, possédant à la fois une haute culture scientifique et littéraire et le go?t de l'art et de la nature, indépendant de caractère, sympathique à toute initiative personnelle, et toujours prêt
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