des appartements habitables par les Européens
n'en restent pas moins très chers. A quinze minutes du jardin de
l'Ezbekieh, un Belge de mes amis occupe un rez-de-chaussée et un
étage: dix pièces en tout; loyer: onze mille francs! Dans le centre de la
ville, une chambre garnie se paie deux cents francs par mois. Dans les
quartiers excentriques, au delà de la gare par exemple, on demande cent
vingt-cinq francs par mois pour un modeste appartement de quatre ou
cinq pièces. Les propriétaires sont intraitables. La demande continue
d'ailleurs de dépasser l'offre. La crise financière a arrêté, en même
temps que la spéculation sur les terrains, l'essor de la bâtisse. Tout le
monde est mal logé; tout le monde paie horriblement cher des
logements médiocres. «Quand je pense que nous aurions à Bruxelles,
pour dix-huit cents francs, une jolie maison en plein quartier Nord-Est,
la nostalgie des premiers temps de mon séjour ici me reprend et
m'oppresse», nous disait une charmante femme, à qui le courage ne
manque pas cependant.
Il s'agira pour la Société d'Héliopolis de vendre assez de terrains, de
louer assez de villas et d'appartements pour rémunérer le capital engagé.
Grosse affaire, évidemment, et de longue haleine. Les sceptiques
branlent la tête. Mais les raisons de croire et d'espérer ne manquent pas.
Deux sociétés, l'une belge, l'autre française, font construire quarante
des villas auxquelles on met en ce moment la dernière main. Elles se
sont constituées dans ce but. Elles ont acheté pour cela, l'une soixante,
l'autre quarante feddans (le feddan vaut quarante-deux ares) à la Société
d'Héliopolis. C'est quatre cents fonctionnaires égyptiens que la Société
s'est engagée à loger dans les conditions que je disais tout à l'heure.
Une caserne--il paraît que c'est l'École militaire--élève sa façade banale
le long de la route carrossable, totalement terminée, qui relie Héliopolis
au Caire. On construit une autre route entre la ville nouvelle et le palais
de Koubbeh, résidence du Khédive, dont les jardins et les terrasses
semblent toutes proches dans la trompeuse transparence de l'air pur. Il
paraît que la température, à Héliopolis, est, toute l'année, moins élevée
de deux degrés qu'au Caire, où le thermomètre enregistre parfois, l'été,
c'est-à-dire du mois de mars au mois de décembre, quarante-trois
degrés à l'ombre. Quelle fournaise pour les occidentaux! Enfin, le
gouvernement khédivial aurait décidé la construction prochaine, au
Caire, d'un réseau d'égouts[3]. Car cette ville de plus d'un million
d'habitants n'a pas d'égouts. Quand il pleut, phénomène très rare, qu'on
voit cinq ou six fois chaque année, certains quartiers sont transformés,
pour plusieurs heures, en lacs sales et profonds. Il faut se résigner à
s'enfermer chez soi; on trompe l'impatience et l'ennui en regardant le
niveau de ces petites mers intérieures diminuer lentement. Quand le
Caire aura un réseau d'égouts, peut-être que le typhus, favorisé
aujourd'hui par la saleté des quartiers indigènes et le mépris de la plèbe
égyptienne pour les règles de la plus élémentaire hygiène, cédera tout à
fait la place. Ce qui est certain, c'est que d'innombrables maisons
s'écrouleront dès les premiers coups de pioche dans le sous-sol de la
vieille ville, bâtie depuis douze siècles. La cherté des loyers n'en
diminuera pas, bien au contraire.
Héliopolis n'est donc ni une fantaisie aventureuse ni une éblouissante
chimère. C'est une entreprise hardie, mais raisonnable, logique et
fondée sur un besoin réel. Aux portes d'une vieille cité orientale, où des
milliers de riches: fonctionnaires, gens de négoce ou de finance,
étouffent, l'été, c'est-à-dire huit mois au moins sur douze, retenus près
du bureau ou de la banque par la tâche quotidienne, on bâtit dans la
verdure une ville de plaisance, salubre, confortable, parfaitement
moderne. Voilà, en quelques mots, toute l'affaire. Imaginez Ostende à
vingt minutes de Bruxelles ou de Paris.
La visite de la ville naissante s'est terminée, cela va de soi, par un
déjeuner. Le conseil d'administration avait invité une centaine de
convives. S.E. Boghos Pacha Nubar présidait. Au champagne, M. Paul
Adam a célébré, dans un discours lyrique, le caractère grandiose,
méditerranéen et prométhéen de la nouvelle Héliopolis. M. Pierre
Baudin a exalté l'oeuvre accomplie par la France en Égypte aux temps
du Premier Consul et de Ferdinand de Lesseps. On allait lever le camp
sans que personne eût dit un mot de la Belgique et des Belges, quand M.
Léon Carton de Wiart s'est levé.
Notre très distingué compatriote est proche parent du député de
Bruxelles et du secrétaire du Roi. Il occupe au Caire une situation
enviée. Peu d'avocats, en Égypte, pourraient soutenir, à n'importe quel
point de vue, la comparaison avec lui. Au demeurant, l'homme le plus
simple et le plus serviable du monde. En quelques mots précis, dénués
de toute emphase, il a rappelé que la nouvelle Héliopolis est une
entreprise belge, née de l'initiative d'un Belge et soutenue, pour une
grande part, par
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