la
serre, c'est-à-dire fortement amarrées en dedans par de triples chaînes et
la volée appuyée aux écoutilles lamponnées; rien ne se voyait au dehors;
les sabords étaient aveuglés: les panneaux étaient fermé; c'était comme
un masque mis à la corvette. Ces caronades étaient à roue de bronze à
rayons, ancien modèle, dit «modèle radié». Les corvettes d'ordonnance
n'ont de canons que sur le pont; celle-ci, faite pour la surprise et
l'embûche, était à pont désarmé, et avait été construite de façon à
pouvoir porter, comme on vient de le voir, une batterie d'entre-pont. La
Claymore était d'un gabarit massif et trapu, et pourtant bonne
marcheuse: c'était la coque la plus solide de toute la marine anglaise, et
au combat elle valait presque une frégate, quoiqu'elle n'eût pour mât
d'artimon qu'un mâtereau avec une simple brigantine. Son gouvernail,
de forme rare et savante, avait une membrure courbe presque unique
qui avait coûté cinquante livres sterling dans les chantiers de
Southampton.
L'équipage, tout français, était composé d'officiers émigrés et de
matelots déserteurs. Ces hommes étaient triés; pas un qui ne fût bon
marin, bon soldat et bon royaliste. Ils avaient le triple fanatisme du
navire, de l'épée et du roi.
Un demi bataillon d'infanterie de marine, pouvant au besoin être
débarqué, était amalgamé à l'équipage.
La corvette Claymore avait pour capitaine un chevalier de Saint-Louis,
le comte du Boisberthelot, un des meilleurs officiers de l'ancienne
marine royale, pour second le chevalier de La Vieuville qui avait
commandé aux gardes-françaises la compagnie où Hoche avait été
sergent, et pour pilote le plus sagace patron de Jersey, Philip Gacquoit.
On devinait que ce navire avait à faire quelque chose d'extraordinaire.
Un homme en effet venait de s'y embarquer, qui avait tout l'air d'entrer
dans une aventure. C'était un haut vieillard, droit et robuste, à figure
sévère, dont il eût été difficile de préciser l'âge, parce qu'il semblait à la
fois vieux et jeune; un de ces hommes qui sont pleins d'années et pleins
de force, qui ont des cheveux blancs sur le front et un éclair dans le
regard; quarante ans pour la rigueur et quatre-vingts ans pour l'autorité.
Au moment où il était monté sur la corvette, son manteau de mer s'était
entr'ouvert, et l'on avait pu le voir vêtu, sous ce manteau, de larges
braies dites _bragou-bras_, de bottes-jambières, et d'une veste en peau
de chèvre montrant en dessus le cuir passementé de soie, et en dessous
le poil hérissé et sauvage, costume complet du paysan breton. Ces
anciennes vestes bretonnes étaient à deux fins, servaient aux jours de
fête comme aux jours de travail, et se retournaient, offrant à volonté le
côté velu ou le côté brodé; peaux de bête toute la semaine, habits de
gala le dimanche. Le vêtement de paysan que portait ce vieillard était,
comme pour ajouter à une vraisemblance cherchée et voulue, usé aux
genoux et aux coudes, et paraissait avoir été longtemps porté, et le
manteau de mer, de grosse étoffe, ressemblait à un haillon de pêcheur.
Ce vieillard avait sur la tête le chapeau rond du temps, à haute forme et
à large bord, qui, rabattu, a l'aspect campagnard, et, relevé d'un côté par
une ganse à cocarde, a l'aspect militaire. Il portait ce chapeau rabaissé à
la paysanne, sans ganse ni cocarde.
Lord Balcarras, gouverneur de l'île, et le prince de la Tour-d'Auvergne,
l'avaient en personne conduit et installé à bord. L'agent secret des
princes, Gélambre, ancien garde du corps de M. le comte d'Artois, avait
lui-même veillé à l'aménagement de sa cabine, poussant le soin et le
respect, quoique fort bon gentilhomme, jusqu'à porter derrière ce
vieillard sa valise. En le quittant pour retourner à terre, M. de Gélambre
avait fait à ce paysan un profond salut; lord Balcarras lui avait dit:
_Bonne chance, général_, et le prince de la Tour-d'Auvergne lui avait
dit: _Au revoir, mon cousin_.
«Le paysan», c'était en effet le nom sous lequel les gens de l'équipage
s'étaient mis tout de suite à désigner leur passager, dans les courts
dialogues que les hommes de mer ont entre eux; mais, sans en savoir
plus long, ils comprenaient que ce paysan n'était pas plus un paysan
que la corvette de guerre n'était une corvette de charge.
Il y avait peu de vent. La Claymore quitta Bonnenuit, passa devant
Boulay-Bay, et fut quelque temps en vue, courant des bordées; puis elle
décrut dans la nuit croissante, et s'effaça.
Une heure après, Gélambre, rentré chez lui à Saint-Hélier, expédia, par
l'exprès de Southampton, à M. le comte d'Artois, au quartier général du
duc d'York, les quatre lignes qui suivent:
«Monseigneur, le départ vient d'avoir lieu. Succès certain. Dans huit
jours toute la côte sera en feu, de Granville à Saint-Malo.»
Quatre jours auparavant, par émissaire secret, le représentant Prieur de
la Marne, en mission près
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.