Quatrevingt-Treize | Page 5

Victor Hugo
un soldat.
--C'est qu'elle est la mère, dit le sergent.
Les enfants s'interrompirent.
--A boire, dit l'un.
--A boire, répéta l'autre.
--Il n'y a pas de ruisseau dans ce bois du diable, dit le sergent.
La vivandière prit le gobelet de cuivre qui pendait à sa ceinture à côté
de sa clochette, tourna le robinet du bidon qu'elle avait en bandoulière,
versa quelques gouttes dans le gobelet et approcha le gobelet des lèvres
des enfants.
Le premier but et fit la grimace.
Le second but et cracha.
--C'est pourtant bon, dit la vivandière.
--C'est du coupe-figure? demanda le sergent.
--Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans.
Et elle essuya son gobelet.
Le sergent reprit:
--Et comme ça, madame, tu te sauves?
--Il faut bien.
--A travers champs, va comme je te pousse!
--Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe.
--Pauvre paroissienne! dit la vivandière.
--Les gens se battent, balbutia la femme. Je suis tout entourée de coups
de fusil. Je ne sais pas ce qu'on se veut. On m'a tué mon mari. Je n'ai
compris que ça.
Le sergent fit sonner à terre la crosse de son fusil, et cria:
--Quelle bête de guerre! nom d'une bourrique!
La femme continua:
--La nuit passée, nous avons couché dans une émousse.
--Tous les quatre?
--Tous les quatre.
--Couché?
--Couché.
--Alors, dit le sergent, couché debout.
Et il se tourna vers les soldats.

--Camarades, un gros vieux arbre creux et mort où un homme peut se
fourrer comme dans une gaine, ces sauvages appellent ça une émousse.
Qu'est-ce que vous voulez? Ils ne sont pas forcés d'être de Paris.
--Coucher dans le creux d'un arbre! dit la vivandière, et avec trois
enfants!
--Et, reprit le sergent, quand les petits gueulaient, pour les gens qui
passaient et qui ne voyaient rien du tout, ça devait être drôle d'entendre
un arbre crier _papa, maman_!
--Heureusement, c'est l'été, soupira la femme.
Elle regardait la terre, résignée, ayant dans les yeux l'étonnement des
catastrophes.
Les soldats silencieux faisaient cercle autour de cette misère.
Une veuve, trois orphelins, la fuite, l'abandon, la solitude, la guerre
grondant tout autour de l'horizon, la faim, la soif, pas d'autre nourriture
que l'herbe, pas d'autre toit que le ciel.
Le sergent s'approcha de la femme et fixa ses yeux sur l'enfant qui tétait.
La petite quitta le sein, tourna doucement la tête, regarda avec ses
belles prunelles bleues l'effrayante face velue, hérissée et fauve qui se
penchait Sur elle, et se mit à sourire.
Le sergent se redressa, et l'on vit une grosse larme rouler sur sa joue et
s'arrêter au bout de sa moustache comme une perle.
Il éleva la voix.
--Camarades, de tout ça je conclus que le bataillon va devenir père.
Est-ce convenu? Nous adoptons ces trois enfants-là.
--Vive la République! crièrent les grenadiers.
--C'est dit, fit le sergent.
Et il étendit les deux mains au-dessus de la mère et des enfants.
--Voilà, dit-il, les enfants du bataillon du Bonnet-Rouge.
La vivandière sauta de joie.
--Trois têtes dans un bonnet! cria-t-elle.
Puis elle éclata en sanglots, embrassa éperdument la pauvre veuve, et
lui dit:
--Comme la petite a déjà l'air gamine!
--Vive la République! répétèrent les soldats.
Et le sergent dit à la mère:
--Venez, citoyenne.

LIVRE DEUXIÈME
LA CORVETTE CLAYMORE

I. ANGLETERRE ET FRANCE MÊLÉES
Au printemps de 1793, au moment où la France, attaquée à la fois à
toutes ses frontières, avait la pathétique distraction de la chute des
Girondins, voici ce qui se passait dans l'archipel de la Manche.
Un soir, le 1er juin, à Jersey, dans la petite baie déserte de Bonnenuit,
une heure environ avant le coucher du soleil, par un de ces temps
brumeux qui sont commodes pour s'enfuir parce qu'ils sont dangereux
pour naviguer, Une corvette mettait à la voile. Ce bâtiment, était monté
par un équipage français, mais faisait partie de la flottille anglaise
placée en station et comme en sentinelle à la pointe orientale de l'île. Le
prince de La Tour-d'Auvergne, qui était de la maison de Bouillon,
commandait la flottille anglaise, et c'était par ses ordres, et pour un
service urgent et Spécial, que la corvette en avait été détachée.
Cette corvette, immatriculée à la Trinity-House sous le nom de The
Claymore, était en apparence une corvette de charge, mais en réalité
une corvette de guerre. Elle avait la lourde et pacifique allure
marchande; il ne fallait pas s'y fier pourtant. Elle avait été construite à
deux fins, ruse et force: tromper, s'il est possible, combattre, s'il est
nécessaire. Pour le service quelle avait à faire cette nuit-là, le
chargement avait été remplacé dans l'entre-pont par trente caronades de
fort calibre. Ces trente caronades, soit qu'on prévit une tempête, soit
plutôt, qu'on voulût donner une figure débonnaire au navire, étaient à
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