de l'armée des côtes de Cherbourg, et
momentanément en résidence à Granville, avait reçu, écrit de la même
écriture que la Dépêche précédente, le message qu'on va lire:
«Citoyen représentant, le 1er juin, à l'heure de la marée, la corvette de
guerre Claymore, à batterie masquée, appareillera pour déposer sur la
côte de France un homme dont voici le signalement: haute taille, vieux,
cheveux blancs, habits de paysan, mains d'aristocrate. Je vous enverrai
demain plus de détails. Il débarquera le 2 au matin. Avertissez la
croisière, capturez la corvette, faites guillotiner l'homme.»
II. NUIT SUR LE NAVIRE ET SUR LE PASSAGER
La corvette, au lieu de prendre par le sud et de se diriger vers
Sainte-Catherine, avait mis le cap au nord, puis avait tourné à l'ouest et
s'était résolument engagée entre Serk et Jersey dans le bras de mer
qu'on appelle le Passage de la Déroute. Il n'y avait alors de phare sur
aucun point de ces deux côtes.
Le soleil s'était bien couché; la nuit était noire, plus que ne le sont
d'ordinaire les nuits d'été; c'était une nuit de lune, mais de vastes nuages,
plutôt de l'équinoxe que du solstice, plafonnaient le ciel, et, selon toute
apparence, la lune ne serait visible que lorsqu'elle toucherait l'horizon,
au moment de son coucher. Quelques nuées pendaient jusque sur la mer
et la couvraient de brume.
Toute cette obscurité était favorable.
L'intention du pilote Gacquoil était de laisser Jersey à gauche et
Guernesey à droite, et de gagner, par une marche hardie entre les
Hanois et les Douvres, une baie quelconque du littoral de Saint-Malo,
route moins courte que par les Minquiers, mais plus sûre, la croisière
française ayant pour consigne habituelle de faire surtout le guet entre
Saint-Hélier et Granville.
Si le vent s'y prêtait, si rien ne survenait, et en couvrant la corvette de
toile, Gacquoil espérait toucher la côte de France au point du jour.
Tout allait bien, la corvette venait de dépasser Gros-Nez; vers neuf
heures, le temps fit mine de bouder, comme disent les marins, et il y eut
du vent et de la mer; mais ce vent était bon, et cette mer était forte sans
être violente. Pourtant, à de certains coups de lame, l'avant de la
Corvette embarquait.
Le «paysan» que lord Balcarras avait appelé _général_, et auquel le
prince de La Tour-d'Auvergne avait dit: mon cousin, avait le pied marin
et se promenait avec une gravité tranquille sur le pont de la corvette. Il
n'avait pas l'air de s'apercevoir qu'elle était fort secouée. De temps en
temps il tirait de la poche de sa veste une tablette de chocolat dont il
cassait et mâchait un morceau, ses cheveux blancs n'empêchant pas
qu'il eût toutes ses dents.
Il ne parlait à personne, si ce n'est, par instants, bas et brièvement, au
capitaine, qui l'écoutait avec déférence et semblait considérer ce
passager comme plus commandant que lui-même.
La Claymore, habilement pilotée, côtoya, inaperçue dans le brouillard,
le long escarpement nord de Jersey, serrant de près la côte, à cause du
redoutable écueil Pierres-de-Leeq qui est au milieu du bras de mer entre
Jersey et Serk. Gacquoil, debout à la barre, signalant tour à tour la
Grève de Leeq, Gros-Nez, Plémont, faisait glisser la corvette parmi ces
chaînes de récifs, en quelque sorte à tâtons, mais avec certitude, comme
un homme qui est de la maison et qui connaît les êtres de l'océan. La
corvette n'avait pas de feu à l'avant, de crainte de dénoncer son passage
dans ces mers surveillées. On se félicitait du brouillard. On atteignit la
Grande-Etape; la brume était si épaisse qu'à peine distinguait-on la
haute silhouette du Pinacle. On entendit dix heures sonner au clocher
de Saint-Ouen, signe que le vent se maintenait vent-arrière. Tout
continuait d'aller bien; la mer devenait plus houleuse à cause du
voisinage de la Corbière.
Un peu après dix heures, le comte du Boisberthelot et le chevalier de
La Vieuville reconduisirent l'homme aux habits de paysan jusqu'à sa
cabine, qui était la propre chambre du capitaine. An moment d'y entrer,
il leur dit en baissant la voix:
--Vous le savez, messieurs, le secret importe. Silence jusqu'au moment
de l'explosion. Vous seuls connaissez ici mon nom.
--Nous l'emporterons an tombeau, répondit Boisberthelot.
--Quant à moi, repartit le vieillard, fussé-je devant la mort, je ne le
dirais pas.
Et il entra dans sa chambre.
III. NOBLESSE ET ROTURE MÊLÉES
Le commandant et le second remontèrent sur le pont et se mirent à
marcher côte à côte en causant. Ils parlaient évidemment de leur
passager, et voici à peu près le dialogue que le vent dispersait dans les
ténèbres.
Boisberthelot grommela à demi-voix à l'oreille de La Vieuville:
--Nous allons voir si c'est un chef.
La Vieuville répondit:
--En attendant, c'est un prince.
--Presque.
--Gentilhomme en France, mais
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.