vivandière s'assit à côté de la femme et attira entre ses genoux l'aîné
des enfants, qui se laissa faire. Les enfants sont rassurés comme ils sont
effarouchés, sans qu'on sache pourquoi. Ils ont on ne sait quels
avertissements intérieurs.
--Ma pauvre bonne femme de ce pays-ci, vous avez de jolis mioches,
c'est toujours ça. On devine leur âge. Le grand a quatre ans, son frère a
trois ans. Par exemple, la momignarde qui tette est fameusement
gouliafre. Ah! la Monstre! Veux-tu bien ne pas manger ta mère comme
ça! Voyez-vous, madame, ne craignez rien. Vous devriez entrer dans le
bataillon. Vous feriez comme moi. Je m'appelle Honzarde. C'est un
sobriquet. Mais j'aime mieux m'appeler Honzarde que mamzelle
Bicorneau, comme ma mère. Je suis la cantinière, comme qui dirait
celle qui donne à boire quand on se mitraille et qu'on s'assassine. Le
diable et son train. Nous avons à peu près le même pied, je vous
donnerai des souliers à moi. J'étais à Paris le l0 août. J'ai donné à boire
à Westermann. Ça a marché. J'ai vu guillotiner Louis XVI. Louis Capet,
qu'on appelle. Il ne voulait pas. Dame, écoutez donc. Dire que le 15
janvier il faisait cuire des marrons et qu'il riait avec sa famille! Quand
on l'a couché de force sur la bascule, qu'on appelle, il n'avait plus ni
habit ni souliers; il n'avait que sa chemise, une veste piquée, une culotte
De drap gris et des bas de soie gris. J'ai vu ça, moi. Le fiacre où on l'a
amené était peint en vert. Voyez-vous, venez avec nous. On est des
bons garçons dans le bataillon, vous serez la cantinière numéro deux, je
vous montrerai l'état. Oh! c'est bien simple! on a son bidon et sa
clochette, on s'en va dans le vacarme, dans les feux de peloton, dans les
coups de canon, dans le hourvari, en criant: Qui est-ce qui veut boire un
coup, les enfants? Ce n'est pas plus malaisé que ça. Moi, je verse à
boire à tout le monde. Ma foi oui. Aux blancs comme aux bleus,
quoique je sois une bleue. Et même une bonne bleue. Mais je donne à
boire à tous. Les blessés, ça a soif. On meurt sans distinction d'opinion.
Les gens qui meurent, ca devrait se serrer la main. Comme c'est
godiche de se battre! Venez avec nous. Si je suis tuée, vous aurez ma
survivance. Voyez-vous, j'ai l'air comme ça, mais je suis une bonne
femme et un brave homme. Ne craignez rien.
Quand la vivandière eut cessé de parler, la femme murmura:
--Notre voisine s'appelait Marie-Jeanne et notre servante s'appelait
Marie-Claude.
Cependant le sergent Radoub admonestait le grenadier.
--Tais-toi. Tu as fait peur à madame. On ne jure pas devant les dames.
--C'est que c'est tout de même un véritable massacrement pour
l'entendement d'un honnête homme, répliqua le grenadier, que de voir
des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-père estropié par le
seigneur, leur grand-père galérien par le curé, et leur père pendu par le
roi, et qui se battent, nom d'un petit bonhomme! et qui se fichent en
révolte, et qui se font écrabouiller pour le seigneur, le curé et le roi!
Le sergent cria:
--Silence dans les rangs!
--On se tait, sergent, reprit le grenadier; mais ça n'empêche pas que
c'est ennuyeux qu'une jolie femme comme ça s'expose à se faire casser
la gueule pour les beaux yeux d'un calotin.
--Grenadier, dit le sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section
des Piques. Pas d'éloquence.
Et il se tourna vers la femme.
--Et ton mari, madame? que fait-il? Qu'est-ce qu'il est devenu?
--Il est devenu rien, puisqu'on l'a tué.
--Où ça?
--Dans la baie.
--Quand ça?
--Il y a trois jours.
--Qui ça?
--Je ne sais pas.
--Comment! tu ne sais pas qui a tué ton mari?
--Non.
--Est-ce un bleu? Est-ce un blanc?
--C'est un coup de fusil.
--Et il y a trois jours?
--Oui.
--De quel côté?
--Du côté d'Ernée. Mon mari est tombé. Voilà.
--Et depuis que ton mari est mort, qu'est-ce que tu fais?
--J'emporte mes petits.
--Où les emportes-tu?
--Devant moi.
--Où couches-tu?
--Par terre.
--Qu'est-ce que tu manges?
--Rien.
Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les
moustaches.
--Rien?
--C'est-à-dire des prunelles, des mûres dans les ronces, quand il y en a
de reste de l'an passé, des graines de myrtille, des pousses de fougère.
--Oui. Autant dire rien.
L'aîné des enfants, qui semblait comprendre, dit: J'ai faim.
Le sergent tira de sa poche un morceau de pain de munition et le tendit
à la mère. La mère rompit le pain en deux morceaux et les donna aux
enfants. Les petits mordirent avidement.
--Elle n'en a pas gardé pour elle, grommela le sergent.
--C'est qu'elle n'a pas faim, dit
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