Pour la patrie | Page 8

Jules-Paul Tardivel
à l'heure. J'ai le coeur plein d'amertume et il
déborde. Mais je n'ai besoin de rien, laissez-moi, je vous en prie. Peu
vous importe mon nom, peu vous importe mon histoire.
Et l'étranger dirigea son regard vers Saint-Simon. Lamirande crut
comprendre que le pauvre abandonné ne voulait pas parler en présence

de deux personnes. Aussi prit-il la détermination de revenir seul.
Après avoir échangé encore quelques paroles avec leur étrange protégé,
les deux visiteurs prirent congé de lui et dirigèrent leurs pas vers
d'autres réduits où des pauvres plus loquaces et plus communicatifs les
attendaient.
Deux heures plus tard, Lamirande, se trouvant libre, retourna seul
auprès du vieillard. En gravissant le dernier escalier, il ne put
s'empêcher de saisir ce bout de conversation:
--Alors je vous mettrai en pension quelque part à la campagne. Il m'est
impossible de faire plus.
--Je te le répète, fils dénaturé, je mourrai dans ce galetas. Je
n'accepterai pas cette bouchée de pain que tu me jettes comme à un
chien. Tu as honte de moi! Eh bien! tu ne seras pas longtemps exposé à
rougir de ton père!
À ce moment Lamirande frappa à la porte entrouverte.
--C'est sans doute quelque pauvre voisin du quartier, dit tout bas le
vieillard à son fils. Va ouvrir. On croira que c'est une simple visite de
charité que tu fais à un étranger malade.
La porte s'ouvrit et Lamirande se trouva face à face avec Aristide
Montarval, jeune Français, riche, brillant, établi au Québec depuis
plusieurs années. Sans être amis, les deux hommes se connaissaient
bien. Un instant ils échangèrent un regard qui valait de longues
explications. Lamirande put lire sur le visage du jeune Français, le
dépit, la crainte, la colère, la rage même; tandis que Montarval resta
comme interdit sous l'empire de ces yeux qui, il le sentait bien,
plongeaient jusqu'au fond de son âme.
Ce fut cependant Montarval qui, payant d'audace, rompit le silence:
--Que venez-vous faire ici? dit-il sur un ton hautain et provocateur.

Je viens soulager votre père, puisque vous l'abandonnez aux soins des
étrangers, répondit Lamirande avec calme.
--Ah! c'est comme cela que vous écoutez aux portes hypocrite que vous
êtes, s'écria Montarval hors de lui-même.
Lamirande ne daigna pas lui répondre et l'écartant d'un geste, il pénétra
dans la chambre et se rendit auprès du vieillard que cette scène avait
fortement ému.
--Monsieur, lui dit Lamirande, en montant l'escalier, j'ai surpris bien
involontairement votre secret. Souffrez que je vous amène chez moi.
Le vieillard fondit en larmes.
--Oh! dit-il, que vous êtes bon! mais je ne puis accepter votre offre. Je
veux mourir ici inconnu, afin que mon fils n'ait pas honte de moi. Car
c'est mon fils unique, et je l'aime, malgré tout ce qu'il m'a fait souffrir.
En parlant ainsi, le vieillard s'était assis sur son grabat. Lamirande put
constater la ressemblance entre les traits du père et ceux du fils. Deux
visages assombris, l'un par le chagrin, l'autre par les passions. Le père
inspirait de la sympathie, le fils, une invincible répugnance.
Lamirande s'assied à côté du vieillard, et passe doucement son bras
autour de lui pour le soutenir.
--Parlez, monsieur. épanchez votre coeur, cela vous soulagera.
--Ah! mon fils, poursuivit le vieillard, comme s'il parlait à lui-même, je
ne le maudis pas, car s'il est mauvais aujourd'hui, c'est ma faute. Je l'ai
élevé sans correction, j'ai laissé ses caprices, ses funestes penchants
grandir avec lui. Il me semblait que c'était là de l'amour paternel.
Aujourd'hui je vois ma folie. Il m'a ruiné. Puis il a quitté la France, il y
a bien des années. Je ne savais pas où il était, car il ne m'écrivait jamais.
Ce fut par hasard que je vis dans un journal canadien, qu'il était établi à
Québec, qu'il était riche. Je l'aimais toujours, et résolus de venir le
retrouver, car j'étais si seul. Ah! que ne suis-je resté là-bas, dans ma

solitude. J'étais pauvre, j'avais du chagrin en pensant à mon fils absent;
mais au moins je n'avais pas le coeur brisé comme il l'est aujourd'hui....
J'avais juste assez de petites économies pour payer mon passage à
Québec. En arrivant ici je me suis rendu tout droit chez mon fils....
La voix du vieillard s'étouffa dans les sanglots. Après quelques instants,
il continua:
--Le malheureux! il ne voulut pas reconnaître son père! Il me traita
d'imposteur, me mit à la porte de sa maison et me dit, avec des menaces,
de ne plus jamais mettre les pieds. Vous comprenez le reste. Je me suis
réfugié ici pour mourir'
Lamirande, vivement impressionné par ce récit, laissa le vieillard
pleurer en silence pendant quelques instants, le soutenant toujours. Puis
il l'interrogea doucement.
--Mais si votre fils n'a pas voulu vous reconnaître, comment se fait-il
donc qu'il soit venu vous trouver ici?
--Je voudrais croire à un
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