le suis
affreusement.
--Pourtant, celui qui peut se donner le nécessaire et même l'utile n'a pas
le droit de se dire pauvre. Il est permis, sans doute, de travailler à
rendre sa position matérielle meilleure, mais à la condition de ne point
murmurer contre la Providence si nos projets ne réussissent pas au gré
de nos désirs. La richesse que vous souhaitez serait peut-être une
malédiction pour vous. Soyons certains, cher ami, que Dieu, qui nous
aime, nous donne à chacun ce qui nous convient davantage. Il connaît
mieux que nous nos véritables besoins.
--L'Aurea mediocritas, soupira le journaliste, convient aux esprits
médiocres, à ceux qui n'ont point d'ambition, qui vivent au jour le jour,
qui n'aspirent pas à la gloire, au pouvoir, qui ne rêvent pas de grandeurs,
qui se renferment dans leur petit négoce et dont l'horizon se borne à la
porte de leur boutique ou au bout de leur champ. À ceux-là l'_heureuse
médiocrité_ chantée par les poètes. Mais ceux qui, comme vous et moi,
vivent de la vie intellectuelle, devraient être riches, l'homme qui
travaille de la tête du matin au soir, qui pense pour ses semblables, qui
leur fournit des idées, a besoin, pour se reposer, pour se retremper, d'un
certain luxe matériel. Non seulement il en a besoin, il y a droit. Du
reste, de nos jours, la richesse, c'est le pouvoir. Pour faire le bien, il faut
être riche, absolument. Que voulez-vous qu'un pauvre diable, comme
vous ou moi, fasse dans le monde moderne? Si nous étions riches, quels
ravages ne ferions-nous pas dans le camp ennemi!
En parlant ainsi Saint-Simon s'était exalté peu à peu. Il gesticulait avec
violence. Lamirande le regardait avec piété et terreur.
--Pauvre ami, dit-il, ce sont là de bien fausses idées qui vous sont
venues je ne sais d'où. Pour les réfuter en détail il me faudrait plus de
loisir que je n'en ai ce matin. D'ailleurs, vous devez sentir vous-même
que ce sont de misérables sophismes: car vous n'ignorez pas que les
grandes choses, même dans l'ordre purement humain, n'ont guère été
accomplies par les riches. C'est une tentation, mon ami, repoussez-là
par la prière.
Saint-Simon haussa les épaules et secoua la tête, mais ne répondit pas.
Lamirande et son compagnon, arrivés à destination, pénètrent dans une
misérable baraque; ils montent trois escaliers branlants et s'arrêtent à la
porte d'une petite chambre sous les combles. Le docteur frappe et une
voix aigrie lui dit d'entrer. Il ouvre la porte et un spectacle navrant se
présente à ses regards; une chambre basse, sombre, nue, froide et sale;
au fond de la pièce un pauvre grabat sur lequel est étendu un vieillard.
L'oeil exercé de Lamirande lit sur le visage de cet homme les ravages
de la maladie, ou plutôt de la faim et de la misère. Il voit non moins
distinctement les traces d'une grande souffrance morale. Ce vieillard
n'est pas un pauvre ordinaire. Ses habits, d'une coupe élégante et assez
propres encore, forment un singulier contraste avec l'affreux aspect de
la chambre. Lamirande s'approche du lit et regarde attentivement le
vieillard.
--Où ai-je donc vu ces traits? se dit-il en lui-même.
Puis tout haut:
--Mon cher monsieur, vous paraissez souffrant. Nous sommes venus,
mon ami et moi, vous porter secours. Vous avez besoin de manger,
sans doute; vous avez besoin de remèdes et de soins. Ne voulez-vous
pas que je vous fasse entrer à l'Hôtel-Dieu? Vous y seriez infiniment
mieux qu'ici....
Une expression pénible et amère contracta le visage du vieillard.
--Non, dit-il, je veux mourir ici; quelqu'un m'enterrera, ne serait-ce que
pour se débarrasser de mon cadavre.
--Il ne s'agit pas de vous enterrer, mon cher monsieur, dit Lamirande,
mais de vous soigner et de vous guérir.
--Pourquoi vous intéressez-vous à moi? dit le vieillard. Je ne vous
connais pas, vous ne me connaissez pas.... Je n'ai pas d'ami....
--Oh oui! vous avez des amis. Nous ne vous connaissons pas, il est vrai,
mais nous voyons que vous êtes seul, que vous êtes malade, que vous
êtes un membre souffrant de Jésus-Christ. Cela suffit pour vous donner
droit à notre amitié....
--Qui êtes-vous? Pourquoi venez-vous ici? Que ne me laissez-vous pas
mourir en paix?
--Je m'appelle Lamirande. Je suis venu ici parce que la société
Saint-Vincent-de-Paul m'a envoyé vous voir et vous soulager. Quant à
mourir, êtes-vous bien sûr de mourir en paix?
En prononçant ces dernières paroles d'une voix émue, Lamirande jeta
sur le vieillard un regard pénétrant. L'étranger se troubla. Lamirande
continua:
--Ayez donc confiance en moi; dites-moi qui vous êtes, d'où vous venez
et pourquoi vous êtes dans ce misérable galetas? Dites-moi ce que nous
pouvons faire pour vous?
Le lèvres du vieillard frémirent, ses yeux se mouillèrent.
--Vous êtes réellement bons, tous deux, dit-il. Pardonnez-moi si je vous
ai si mal reçus tout
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