Pour la patrie | Page 9

Jules-Paul Tardivel
mouvement de repentir, mais hélas! par ce
qu'il m'a dit, je vois trop qu'il n'a agi que par peur du scandale. Il a
craint que mon histoire ne fût connue.... Il a voulu m'envoyer dans un
hôpital ou me mettre en pension à la campagne. Il rougirait d'avoir son
vieux père chez lui. Je ne puis accepter le morceau de pain qu'il me
jette.... C'était son coeur que je voulais; il me le refuse.... Je n'ai qu'à
mourir inconnu pour lui épargner la honte....
Un nouveau paroxysme de sanglots l'empêcha de continuer.
Pendant que le vieillard exhalait ainsi la douleur, le fils avait allumé un
cigare, et, le dos tourné vers le lit, il regardait par la fenêtre,
tambourinant sur les vitres crasseuses. Profitant de l'interruption dans
les confidences de son père, il se retourna vivement. Il avait un reflet de
l'enfer dans les yeux. Cependant, il refoula sa rage avec un calme
apparent.
--Il me semble que voilà bien des paroles inutiles. Je ne veux pas, je ne

puis pas m'embarrasser de ce vieillard. Que ferais-je de lui chez moi,
moi qui suis garçon? Je lui fais une offre raisonnable et il la refuse. Que
voulez-vous que je fasse?
Et le fils dénaturé se dirigea vers la porte.
Lamirande qui soutenait toujours le vieillard prêt à défaillir, s'écria:
--Mais c'est épouvantable ce que vous dites là, monsieur Montarval.
Est-ce ainsi qu'un fils doit traiter son père?
--Je puis me dispenser de vos sermons, fit Montarval.
--De mes serinons, oui; mais vous ne pouvez vous dispenser d'obéir au
commandement de Dieu qui nous ordonne d'honorer nos parents.
--Encore un sermon! ricana Montarval. Est-ce que je m'occupe des
commandements de votre Dieu, moi?
--Mais, pauvre insensé, vous voulez donc vous damner!
--Appelez ça comme vous voudrez, mais je ne veux pas de votre ciel où
il faudra croupir éternellement dans un ignoble esclavage aux pieds du
tyran Jéhovah. Je veux être libre dans ce monde et dans l'autre,
entendez-vous?
Lamirande frémit. Il avait souvent lu de pareilles horreurs dans les
livres qui traitent du néomanichéisme; mais c'était la première fois que
ses oreilles entendaient un tel cri d'enfer, que ses yeux voyaient les feux
de l'abîme éclairer de leur sombre lueur un visage humain. "Seigneur
Jésus! murmura-t-il, je vous demande pardon de ce blasphèmes." Puis
se tournant vers le blasphémateur:
--Laissons ce sujet, car je ne veux plus entendre de ces abominations.
Mais si vous ne craignez pas le jugement de Dieu, ne redoutez-vous pas,
au moins, la justice des hommes? Je puis vous dénoncer, si non aux
tribunaux, du moins à l'opinion publique.
--Mais vous ne le ferez pas. Je nierai, et où sont vos preuves?

De sa main gauche, Lamirande indiqua le vieillard que son bras droit
soutenait toujours.
--Il ne parlera pas, fît Montarval, je le connais.
--Mais ma parole suffira, dit Lamirande. Entre mon affirmation et votre
dénégation, les honnêtes gens n'hésiteront pas.
--Au besoin, le vieux niera avec moi pour me sauver du déshonneur.
Contre deux négations votre affirmation ne vaudra rien.
--J'attendrai que votre père soit mort pour vous dénoncer.
Montarval perdit contenance, car il comprenait fort bien qu'on
ajouterait foi plutôt à la parole de Lamirande qu'à la sienne.
Le vieillard jeta un regard suppliant sur son protecteur.
--De grâce! monsieur, ne le dénoncez pas, ne le déshonorez pas....
--Mais il mérite les mépris des hommes.
--Oh! de grâce, je vous en prie, ne le dénoncez pas.
--Allons, mon cher monsieur, fit Lamirande, venez-vous en chez moi.
Vous êtes brisé par la fatigue et l'émotion; vous avez besoin de repos.
Plus tard nous reviendrons sur ce pénible sujet. Venez!
--Vous tenez réellement à m'amener chez vous? interrogea le vieillard.
--Oui, j'y tiens beaucoup, plus même que je ne puis vous dire.
--Eh bien! j'irai, mais à une condition: c'est que vous me promettiez de
ne jamais le dénoncer.
Lamirande hésita. Faire cette promesse, c'était en quelque sorte
s'engager à laisser le crime impuni. Persister dans sa détermination
vis-à-vis du fils dénaturé, c'était condamner le père à mourir
misérablement sur ce grabat. Puis il songea à l'âme de ce pauvre

abandonné.... Son âme était peut-être plus malade encore que son
corps.... Il n'hésitait plus.
--C'est bien! je vous le promets.
Puis se retournant vers le fils.
--Misérable! Les hommes ne connaîtront pas votre crime et votre honte.
Mais la malédiction de Dieu vous atteindra. Allez!
--Je vous sais gré de cette bienveillante permission et de vos bons
souhaits, fit Montarval qui avait repris son aplomb et son audace
accoutumés.
Et sans adresser une seule parole à son père, sans le regarder, il sortit de
la chambre en fredonnant un motif d'opéra.
--Il est parti, mon fils est parti! murmura le malheureux père.
--Permettez-moi de le remplacer auprès de vous, dit Lamirande. Venez;
ne restons pas ici davantage.
L'étranger
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