Pour cause de fin de bail | Page 4

Alphonse Allais
à l'idée de gagner son pari, le père Becquenfleur continue son dandinement et s'opiniatre dans son mutisme.
La mère Becquenfleur se démente alors et clame:
--Maria! Augustine! Allez vite quérir le médecin! Mon pauvre bonhomme qu'est devenu fou!
épouse dévouée, elle se jette en larmes sur son mari, le serre dans ses bras!
--Bougre de vieille g...! s'écrie alors le père Becquenfleur. Tu viens de me faire perdre au moins six bouteilles de champagne!
Et tous de rire.

DE L'INUTILITé DE LA MATIèRE
Un fait des plus curieux et--je crois--sans précédent, vient de s'accomplir à l'H?tel des Invalides, non sans jeter une énorme stupeur dans le petit monde de ces glorieux débris.
Deux pensionnaires de l'établissement, le nommé A... et le nommé B..., s'étaient pris, depuis longtemps, l'un pour l'autre, d'une vive animosité.
A... qui, au siège de Sébastopol, eut les deux cuisses gelées et, par la suite, amputées, est bien entendu, cul-de-jatte.
B..., lui, s'est vu, à Magenta, emporter les deux bras par un boulet (d'origine que tout porte à croire autrichienne): il est donc manchot.
Sempiternel motif de leurs discussions: la supériorité de la campagne de Crimée sur la guerre d'Italie, et réciproquement.
Dimanche dernier, vers le soir, les deux vieux braves, qui, des boissons fermentées, avaient fait usage excessif, redoublèrent d'acrimonie dans leurs propos.
B..., le manchot, alla même jusqu'à insinuer que le siège de Sébastopol n'était pas autre chose qu'une plaisanterie franco-russe des plus anodines et que, d'ailleurs, les Russes, c'est bien connu, aiment tant les Fran?ais qu'il leur répugnerait de tirer le moindre coup de fusil sur leurs alliés. Et puis, ajoutait-il, avoir les cuisses gelées, voilà-t-il pas une grande gloire! Un accident, tout au plus, à peine digne d'un h?pital civil.
A.... le cul-de-jatte, perdit patience:
--Si tu répètes ?a, s'écria-t-il, je te f... mon pied dans le c...
B... le répéta.
Il n'avait pas plut?t terminé sa phrase que A... oubliant ses deux jambes restées là-bas, se levait, et avec une prestesse qu'on n'aurait pas attendue de lui, faisait le tour de B... et lui flanquait son pied dans le derrière.
Le manchot palit sous l'injure, puis, grin?ant des dents, fou de rage, gratifia par deux fois son insulteur de soufflets retentissants; après quoi, se précipitant sur lui, il se disposait à l'étrangler de ses deux poings crispés.
Les témoins de cette scène pénible intervinrent alors et mirent fin au scandale.
Hein! Qu'est-ce que vous pensez de ma petite histoire?
Un cul-de-jatte qui flanque des coups de pieds dans le derrière d'un manchot lequel riposte par des giffles!!!
Vous haussez les épaules.
Fort bien, c'est si facile de hausser les épaules!
Mais de ces autres et suivantes histoires, que direz-vous?
Je vous laisse la parole, mon colonel:
?Je connais une jeune personne dont on avait amputé la cuisse; plusieurs fois elle s'est tenue et a fait quelques pas sur ses deux jambes, c'est-à-dire sur la jambe non amputée et sur la jambe de fluide vital; c'était ordinairement en sortant de son lit. Sa mère, témoin, était obligée de s'écrier:
?Ah! malheureuse! Tu n'as pas ta jambe de bois!?
? Un médecin de mes amis m'a assuré avoir vu un officier, dont la cuisse avait été amputée, marcher jusqu'au milieu de sa chambre sans s'apercevoir qu'il n'avait pas sa jambe de bois, et ne s'arrêter que lorsqu'il en faisait la réflexion; alors la jambe de fluide vital n'avait plus la force de supporter le poids de son corps.?
Haussez-vous encore les épaules?
Oui.
Eh bien! vous n'êtes pas poli pour l'armée, car ces deux dernières histoires de jambes de bois sont textuellement extraites du livre de M. le lieutenant-colonel Albert de Rochas sur l'Extériorisation de la sensibilité.
Ah! ah! vous ne rigolez plus, mes dr?les!
Vive l'armée!

LA SéCURITé DANS LE CHANTAGE
Je re?ois d'un fidèle lecteur la lettre suivante à laquelle je ne veux pas changer le moindre iota, bien que j'en réprouve hautement l'immorale tendance.
Le sujet que recèle cette missive m'a semblé assez ingénieux pour amuser, durant quelques minutes, la masse croissante et si fine de nos lecteurs.
?Cher monsieur Allais,
? Malgré tous vos louables efforts pour imprimer à l'industrie un mouvement ascensionnel, pour engrener la science sur des rails inédits, pour,--en un mot--renouveler la face du monde actif, les affaires--(il est lamentable de le constater)--marchent de mal en pis, le commerce ne bat plus que d'une aile, le marché devient de plus en plus lourd, comme disent les agioteurs.
? Pour peu qu'ils soient probes, les trafiquants se voient destinés à une ruine certaine doublée d'un déshonneur imminent.
? C'est, pénétré de ces tristes remarques que je me suis décidé, dans ma hate de jouir des bienfaits de la vie, à me mettre voleur.
? Tout aussi propre à exercer que n'importe quel commerce, le vol possède l'avantage d'enrichir plus vite celui qui le pratique et d'apporter à l'existence plus d'imprévu que ne saurait le faire le métier le moins monotone.
? Je me suis composé, monsieur, une moralité aussi haute que celle émanant du Code Napoléon.
(Napoléon! ?a lui allait bien,
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