Pour cause de fin de bail | Page 6

Alphonse Allais
étrange manège pouvait bien signifier?
Je résolus d'en avoir le coeur net et, au risque de me faire coffrer, je
prolongeai mon séjour à Koenigsberg, poursuivant sans relâche et avec
une remarquable intelligence mes patriotiques investigations.
La conversation d'un lieutenant pris de boisson me mit bientôt au
courant.
Les chiens dont je viens de parler sont en cas de guerre, dressés à fuir,
eux et leurs attelages, les troupes allemandes, pour aller rejoindre ces
Français, ces Russes, dont ils n'ont jamais reçu que de bons traitements.
Les petites voitures qu'ils traînent derrière eux seront alors chargées
d'effroyables substances dont l'explosion mettra fin à des milliers
d'existences.
Le moment de la détonation peut être déterminé à une seconde près,
grâce à un système d'horlogerie qu'on règle selon la distance qui sépare
de l'ennemi.
Et ça n'est pas plus difficile que ça!
J'ajouterai que, ces chiens étant rendus aphones par une opération
chirurgicale et les roulements des chariots se faisant sur caoutchouc,
pas un bruit ne saurait révéler l'approche de cette terrible et ambulante
machine infernale.
Messieurs les Français, vous voilà avertis!

UN BIZARRE ACCIDENT
Voulez-vous, mes petits amis, pour nous délasser un instant de la fixité

de nos regards vers l'Est, jeter un léger coup d'oeil sur le laps de ces
trente derniers ans passés, et alors, nous serons stupéfaits en
considérant les progrès énormes accomplis par la pratique du
vélocipède.
Avant les regrettables événements de 70-71, le vélocipède existait bien,
mais sous la forme de rares spécimens. (Vous êtes trop jeunes pour
vous rappeler cela.)
Il n'avait pas, d'ailleurs, revêtu la forme que nous lui connaissons
actuellement, et même il prêtait au sourire de la grande majorité des
Français d'alors.
Quelques rares originaux et qui ne craignaient point d'affronter les
ricanements de leurs contemporains faisaient, seuls, usage de bicycles
(comme on désignait les dites machines) et s'attiraient des piétons la
spirituelle appellation d'imbéciles à roulettes!
Comme c'est loin, tout ça!
Aujourd'hui, en dépit de quelques grincheux, le cyclisme semble être
entré définitivement en nos moeurs.
Dans les bourgades les plus reculées, on rencontre de nombreux
vélocipédistes dont certains appartiennent parfois à d'humbles
conditions, car, ainsi que la démocratie, la bicyclette coule à pleins
bords.
Je n'entreprendrai pas l'apologie de ce nouveau mode de locomotion:
des plumes autrement autorisées que la mienne l'ont déjà fait avec un
rare bonheur. (Avez-vous lu Voici des ailes, de Maurice Leblanc? Non.
Eh bien, lisez-le, et vous me remercierez du tuyau.)
Ah! dame! la bécane procure quelquefois de petits ennuis. Cette
médaille a un côté pile, ou plutôt pelle, pas toujours drôle, sans compter
le passage du sportsman sous la roue de pesants camions, ou le piquage
de tête dans les gouffres embusqués au coin d'insidieux tournants.

Ou des accidents plus étranges encore, témoin celui que voici:
Dimanche dernier, un groupe joyeux d'environ vingt vélocipédistes de
l'A. T. C. H. O. U. M. (Association des Terrassiers Cyclistes du Havre
et des Organistes Unis de Montivilliers) remontait, en peloton compact,
le chemin creux qui, partant de la route de Cabourg à Étretat, aboutit au
plateau de Notre-Dame de Grâce, près Honfleur.
Tout à coup, pareillement au crépitus d'un canon à tir rapide, une série
de détonations déchira l'air.
Les vingt pneux des camarades venaient d'éclater.
(Accident? Malveillance? C'est ce que l'enquête ouverte par
l'A.T.C.H.O.U.M. établira.)
Nos gaillards eurent bientôt fait de réparer le désastre, mais au moment
où, d'un énergique et simultané travail, ils regonflaient leurs
pneumatiques, voici qu'ils tombèrent tous sur le sol, en proie à des
mouvements spasmodiques, et comme asphyxiés, les pauvres!
L'explication du phénomène est bien simple: les vingt-cinq pompes de
ces messieurs, absorbant l'air ambiant pour l'enfourner au sein des
caoutchoucs, avaient fait le vide dans le chemin creux et les cyclistes
subissaient les affres du petit oiseau que, dans les laboratoires, on met
sous la cloche de la machine pneumatique.
L'accident, par bonheur, n'eut pas de suite, une forte brise ayant ramené
de l'air dans ces parages; mais tous les affiliés de l'A.T.C.H.O.U.M. ont
bien juré que cette mésaventure leur servirait de leçon.

PÉNIBLES DÉBUTS
Une des premières visites que fit ce jeune homme, débarquant à Paris,
fut pour moi, moi son vieux concitoyen.
--Une place? lui répondis-je, une belle place? Vous cherchez une belle

place?
--Dam! aussi belle que possible.
--Eh bien, mon cher ami, je puis vous en indiquer une superbe!
--Ah! vraiment. Laquelle?
--La place de la Concorde.
Cette facile plaisanterie, vieille déjà de pas mal d'années, continue à
m'enchanter comme aux premiers jours (ainsi certains vieillards
conservent jusqu'au seuil du sépulcre la plus réjouissante allégresse).
Le jeune homme consentit à sourire, mais je vis bien qu'il ne goûtait
pas intégralement ma petite facétie.
Pour le remettre en joie, je l'entraînai vers un bar voisin que je connais
et où l'on rencontre le seul gin buvable de Paris.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 41
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.