Portraits litteraires, Tome II. | Page 5

C.-A. Sainte-Beuve
mariage; Pascal, lui, à l'intérieur et au coeur de l'orthodoxie, faisant trembler aussi à sa manière la vo?te de l'édifice par les cris d'angoisse qu'il pousse et par la force de Samson avec laquelle il en embrasse le sacré pilier. Mais en accueillant ce rapprochement, qui a sa nouveauté et sa justesse[3], il ne faudrait pas prêter à Molière, je le crois, plus de préméditation de renversement qu'à Pascal; il faut même lui accorder peut-être un moindre calcul de l'ensemble de la question. Plaute avait-il une arrière-pensée systématique quand il se jouait de l'usure, de la prostitution, de l'esclavage, ces vices et ces ressorts de l'ancienne société?
[Note 3: M. Villemain, dans son morceau sur Pascal, avait déjà rapproché celui-ci de Molière, mais seulement comme auteur des Provinciales, et pour le talent de la raillerie.--Je ne faisais moi-même qu'esquisser ici ce que j'ai développé au tome III de Port-Royal.]
Le moment où vint Molière servit tout à fait cette liberté qu'il eut et qu'il se donna. Louis XIV, jeune encore, le soutint dans ses tentatives hardies ou familières, et le protégea contre tous. En retra?ant le Tartufe, et dans la tirade de don Juan sur l'hypocrisie qui s'avance, Molière présageait déjà de son coup d'oeil divinateur la triste fin d'un si beau règne, et il se hatait, quand c'était possible à grand'peine et que ce pouvait être utile, d'en dénoncer du doigt le vice croissant. S'il avait vécu assez pour arriver vers 1685, au règne déclaré de madame de Maintenon, ou même s'il avait seulement vécu de 1673 à 1685, durant cette période glorieuse où domine l'ascendant de Bossuet, il e?t été sans doute moins efficacement protégé; il e?t été persécuté à la fin. Quoi qu'il en soit, on doit comprendre à merveille, d'après cet esprit général, libre, naturel, philosophique, indifférent au moins à ce qu'ils essayaient de restaurer, la colère des oracles religieux d'alors contre Molière, la sévérité cruelle d'expression avec laquelle Bossuet se raille et triomphe du comédien mort en riant, et cette indignation même du sage Bourdaloue en chaire après le Tartufe, de Bourdaloue, tout ami de Boileau qu'il était. On con?oit jusqu'à cet effroi na?f du janséniste Baillet qui, dans ses Jugements des Savants, commence en ces termes l'article sur Molière: ?Monsieur de Molière est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l'église de Jésus-Christ, etc.? Il est vrai que des religieux plus aimables, plus mondains, se montraient pour lui moins sévères. Le père Rapin louait au long Molière dans ses Réflexions sur la Poétique, et ne le chicanait que sur la négligence de ses déno?ments; Bouhours lui fit une épitaphe en vers fran?ais agréables et judicieux.
Molière au reste est tellement homme dans le libre sens, qu'il obtint plus tard les anathèmes de la philosophie altière et prétendue réformatrice, autant qu'il avait mérité ceux de l'épiscopat dominateur. Sur quatre chefs différents, à propos de l'Avare, du Misanthrope, de Georges Dandin et du Bourgeois Gentilhomme, Jean-Jacques n'entend pas raillerie et ne l'épargne guère plus que n'avait fait Bossuet.
Tout ceci est pour dire que, comme Shakspeare et Cervantes, comme trois ou quatre génies supérieurs dans la suite des ages, Molière est peintre de la nature humaine au fond, sans acception ni préoccupation de culte, de dogme fixe, d'interprétation formelle; qu'en s'attaquant à la société de son temps, il a représenté la vie qui est partout celle du grand nombre, et qu'au sein de moeurs déterminées qu'il chatiait au vif, il s'est trouvé avoir écrit pour tous les hommes.
Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris le 15 janvier 1622, non pas, comme on l'a cru longtemps, sous les piliers des halles, mais, d'après la découverte qu'en a faite M. Beffara, dans une maison de la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-étuves[4]. Il était par sa mère et par son père d'une famille de tapissiers. Son père, qui, outre son état, avait la charge de valet-de-chambre-tapissier du roi, destinait son fils à lui succéder, et le jeune Poquelin, mis de bonne heure en apprentissage dans la boutique, ne savait guère à quatorze ans que lire, écrire, compter, enfin les éléments utiles à sa profession. Son grand-père maternel pourtant, qui aimait fort la comédie, le menait quelquefois à l'h?tel de Bourgogne, où jouait Bellerose dans le haut comique, Gautier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin dans la farce. Chaque fois qu'il revenait de la comédie, le jeune Poquelin était plus triste, plus distrait du travail de la boutique, plus dégo?té de la perspective de sa profession. Qu'on se figure ces matinées rêveuses d'un lendemain de comédie pour le génie adolescent devant qui, dans la nouveauté de l'apparition, la vie humaine se déroulait déjà comme une scène perpétuelle. Il s'en ouvrit enfin à son père, et, appuyé de son a?eul qui le gatait, il obtint de faire des études.
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