Portraits litteraires, Tome II. | Page 4

C.-A. Sainte-Beuve
de Cléante du Tartufe. Non; Molière, le sage, l'Ariste pour les bienséances, l'ennemi de tous les excès de l'esprit et des ridicules, le père de ce Philinte qu'eussent reconnu Lélius, érasme et Atticus, ne devait rien avoir de cette forfanterie libertine et cynique des Saint-Amant, Boisrobert et Des Barreaux. Il était de bonne foi quand il s'indignait des insinuations malignes qu'à partir de l'école des Femmes ses ennemis allaient répandant sur sa religion. Mais ce que je veux établir, et ce qui le caractérise entre ses contemporains de génie, c'est qu'habituellement il a vu la nature humaine en elle-même, dans sa généralité de tous les temps, comme Boileau, comme La Bruyère l'ont vue et peinte souvent, je le sais, mais sans mélange, lui, d'ép?tre sur l'Amour de Dieu, comme Boileau, ou de discussion sur le quiétisme comme La Bruyère[2]. Il peint l'humanité comme s'il n'y avait pas eu de venue, et cela lui était plus possible, il faut le dire, la peignant surtout dans ses vices et ses laideurs; dans le tragique on élude moins aisément le christianisme. Il sépare l'humanité d'avec Jésus-Christ, ou plut?t il nous montre à fond l'une sans trop songer à rien autre; et il se détache par là de son siècle. C'est lui qui, dans la scène du Pauvre, a pu faire dire à don Juan, sans penser à mal, ce mot qu'il lui fallut retirer, tant il souleva d'orages: ?Tu passes ta vie à prier Dieu, et tu meurs de faim; prends cet argent, je te le donne pour l'amour de l'humanité.? La bienfaisance et la philanthropie du XVIIIe siècle, celle de d'Alembert, de Diderot, de d'Holbach, se retrouve tout entière dans ce mot-là. C'est lui qui a pu dire du pauvre qui lui rapportait le louis d'or, cet autre mot si souvent cité, mais si peu compris, ce me semble, dans son acception la plus grave, ce mot échappé à une habitude d'esprit invinciblement philosophique: ?Où la vertu va-t-elle se nicher?? Jamais homme de Port-Royal ou du voisinage (qu'on le remarque bien) n'aurait eu pareille pensée, et c'e?t été plut?t le contraire qui e?t paru naturel, le pauvre étant aux yeux du chrétien l'objet de graces et de vertus singulières. C'est lui aussi qui, causant avec Chapelle de la philosophie de Gassendi, leur ma?tre commun, disait, tout en combattant la partie théorique et la chimère des atomes: ?Passe encore pour la morale.? Molière était donc simplement, selon moi, de la religion, je ne veux pas dire de don Juan ou d'épicure, mais de Chrémès dans Térence: Homo sum. On lui a appliqué en un sens sérieux ce mot du Tartufe: Un homme... un homme enfin! Cet homme savait les faiblesses et ne s'en étonnait pas; il pratiquait le bien plus qu'il n'y croyait; il comptait sur les vices, et sa plus ardente indignation tournait au rire. Il considérait volontiers cette triste humanité comme une vieille enfant et une incurable, qu'il s'agit de redresser un peu, de soulager surtout en l'amusant.
[Note 2: La Bruyère a dit: ?Un homme né chrétien et Fran?ois se trouve contraint dans la satire: les grands sujets lui sont défendus, il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style.?--Molière n'a pas du tout fait ainsi, il ne s'est beaucoup contraint ni devant l'église ni à l'égard de Versailles, et ne s'est pas épargné les grands sujets. Dix ou quinze ans plus lard seulement, au temps où paraissaient les Caractères, cela lui e?t été moins facile.]
Aujourd'hui que nous jugeons les choses à distance et par les résultats dégagés, Molière nous semble beaucoup plus radicalement agressif contre la société de son temps qu'il ne crut l'être; c'est un écueil dont nous devons nous garder en le jugeant. Parmi ces illustres contemporains que je citais tout à l'heure, il en est un, un seul, celui qu'on serait le moins tenté de rapprocher de notre po?te, et qui pourtant, comme lui, plus que lui, mit en question les principaux fondements de la société d'alors, et qui envisagea sans préjugé aucun la naissance, la qualité, la propriété; mais Pascal (car ce fut l'audacieux) ne se servit de ce peu de fondement, ou plut?t de cette ruine qu'il faisait de toutes les choses d'alentour, que pour s'attacher avec plus d'effroi à la colonne du temple, pour embrasser convulsivement la Croix. Tous les deux, Pascal et Molière, nous apparaissent aujourd'hui comme les plus formidables témoins de la société de leur temps; Molière, dans un espace immense et jusqu'au pied de l'enceinte religieuse, battant, fourrageant de toutes parts avec sa troupe le champ de la vieille société, livrant pêle-mêle au rire la fatuité titrée, l'inégalité conjugale, l'hypocrisie captieuse, et allant souvent effrayer du même coup la grave subordination, la vraie piété et le
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