Portraits litteraires, Tome I | Page 5

C.-A. Sainte-Beuve
de vivre et de cohabiter au sein de la même sphère et d'être ramenés sans cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient isolés chacun à son extrémité et n'agissaient qu'à la surface. Perrault, Mansart, Lulli, Le Brun, Boileau, Vauban, bien qu'ils eussent entre eux, dans la manière et le procédé, des traits généraux de ressemblance, ne s'entendaient nullement et ne sympathisaient pas, emprisonnés qu'ils étaient dans le technique et le métier. Aux époques vraiment palingénésiques, c'est tout le contraire; Phidias qu'Homère inspire suppléerait Sophocle avec son ciseau; Orcagna commente Pétrarque ou Dante avec son crayon; Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons à Boileau. Il e?t été trop dur d'appliquer à lui seul des observations qui tombent sur tout son siècle, mais auxquelles il a nécessairement grande part en qualité de po?te critique et de législateur littéraire.
C'est là en effet le r?le et la position que prend Boileau par ses premiers essais. Dès 1664, c'est-à-dire à l'age de vingt-huit ans, nous le voyons intimement lié avec tout ce que la littérature du temps a de plus illustre, avec La Fontaine et Molière déjà célèbres, avec Racine dont il devient le guide et le conseiller. Les d?ners de la rue du Vieux-Colombier s'arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le dé de la critique. Il fréquente les meilleures compagnies, celles de M. de La Rochefoucauld, de mesdames de La Fayette et de Sévigné, conna?t les Lamoignon, les Vivonne, les Pomponne, et partout ses décisions en matière de go?t font loi. Présenté à la cour en 1669, il est nommé historiographe en 1677; à cette époque, par la publication de presque toutes ses satires et ses ép?tres, de son Art poétique et des quatre premiers chants du Lutrin, il avait atteint le plus haut degré de sa réputation.
Boileau avait quarante-un ans, lorsqu'il fut nommé historiographe; on peut dire que sa carrière littéraire se termine à cet age. En effet, durant les quinze années qui suivent, jusqu'en 1693, il ne publia que les deux derniers chants du Lutrin; et jusqu'à la fin de sa vie (1711), c'est-à-dire pendant dix-huit autres années, il ne fit plus que la satire sur les Femmes, l'Ode à Namur, les ép?tres à ses Vers, à Antoine, et sur l'Amour de Dieu, les satires sur l'Homme et sur l'équivoque. Cherchons dans la vie privée de Boileau l'explication de ces irrégularités, et tirons-en quelques conséquences sur la qualité de son talent.
Pendant le temps de sa renommée croissante, Boileau avait continué de loger chez son frère le greffier Jér?me. Cet intérieur devait être assez peu agréable au po?te, car la femme de Jér?me était, à ce qu'il para?t, grondeuse et revêche. Mais les distractions du monde ne permettaient guère alors à Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui troublaient le ménage de son frère. En 1679, à la mort de Jér?me, il logea quelques années chez son neveu Dongois, aussi greffier; mais bient?t, après avoir fait en carrosse les campagnes de Flandre et d'Alsace, il put acheter avec les libéralités du roi une petite maison à Auteuil, et on l'y trouve installé dès 1687. Sa santé d'ailleurs, toujours si délicate, s'était dérangée de nouveau; il éprouvait une extinction de voix et une surdité qui lui interdisaient le monde et la cour. C'est en suivant Boileau dans sa solitude d'Auteuil qu'on apprend à le mieux conna?tre; c'est en remarquant ce qu'il fit ou ne fit pas alors, durant près de trente ans, livré à lui-même, faible de corps, mais sain d'esprit, au milieu d'une campagne riante, qu'on peut juger avec plus de vérité et de certitude ses productions antérieures et assigner les limites de ses facultés. Eh bien! le dirons-nous? chose étrange, inou?e! pendant ce long séjour aux champs, en proie aux infirmités du corps qui, laissant l'ame entière, la disposent à la tristesse et à la rêverie, pas un mot de conversation, pas une ligne de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une émotion tendre, un sentiment na?f et vrai de la nature et de la campagne[3].
[Note 3: Afin d'être juste, il ne faut pourtant pas oublier que quelques années auparavant (1677), dans l'ép?tre à M. de Lamoignon, le po?te avait fait une description charmante de la campagne d'Hautile près La Roche-Guyon, où il était allé passer l'été chez son neveu Dongois. Il y peignait, en homme qui en sait jouir, les fra?ches délices des champs, les divers détails du paysage; c'est là qu'il est question de gaules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Mais ces accidents champêtres, et toujours et avant tout ingénieux, sont rares chez Boileau, et ils le devinrent de plus en plus avec l'Age.--Puisque nous en sommes à ce détail, ne laissons pas de remarquer encore que la fontaine Polycrècne, dont il est question dans la même ép?tre et qui arrose la vallée
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