Portraits litteraires, Tome I | Page 4

C.-A. Sainte-Beuve
Sans doute à une époque d'analyse et de retour sur soi-même, une ame d'enfant rêveur e?t tiré parti de cette gêne et de ce refoulement; mais il n'y fallait pas songer alors, et d'ailleurs l'ame de Boileau n'y e?t jamais été propre. Il y avait bien, il est vrai, la ressource de la moquerie et du grotesque; déjà Villon et Regnier avaient fait jaillir une abondante poésie de ces moeurs bourgeoises, de cette vie de cité et de basoche; mais Boileau avait une retenue dans sa moquerie, une sobriété dans son sourire, qui lui interdisait les débauches d'esprit de ses devanciers. Et puis les moeurs avaient perdu en saillie depuis que la régularité d'Henri IV avait passé dessus: Louis XIV allait imposer le décorum. Quant à l'effet hautement poétique et religieux des monuments d'alentour sur une jeune vie commencée entre Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, comment y penser en ce temps-là? Le sens du moyen-age était complètement perdu; l'ame seule d'un Milton pouvait en retrouver quelque chose, et Boileau ne voyait guère dans une cathédrale que de gras chanoines et un lutrin. Aussi que sort-il tout à coup, et pour premier essai, de cette verve de vingt-quatre ans, de cette existence de po?te si longtemps misérable et comprimée? Ce n'est ni la pieuse et sublime mélancolie du Penseroso s'égarant de nuit, tout en larmes, sous les clo?tres gothiques et les arceaux solitaires; ni une charge vigoureuse dans le ton de Regnier sur les orgies nocturnes, les allées obscures et les escaliers en lima?on de la Cité; ni une douce et onctueuse poésie de famille et de coin du feu, comme en ont su faire La Fontaine et Ducis; c'est Damon, ce grand auteur, qui fait ses adieux à la ville, d'après Juvénal; c'est une autre satire sur les embarras des rues de Paris; c'est encore une raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors et avaient usurpé une grande réputation à la ville et à la cour. Le frère de Gilles Boileau débutait, comme son caustique a?né, par prendre à partie les Cotin et les Ménage. Pour verve unique, il avait la haine des sots livres.
Nous venons de dire que le sens du moyen-age était déjà perdu depuis longtemps; il n'avait pas survécu en France au XVIe siècle; l'invasion grecque et romaine de la Renaissance l'avait étouffé. Toutefois, en attendant que cette grande et longue décadence du moyen-age f?t menée à terme, ce qui n'arriva qu'à la fin du XVIIIe siècle, en attendant que l'ère véritablement moderne commen?at pour la société et pour l'art en particulier, la France, à peine reposée des agitations de la Ligue et de la Fronde, se créait lentement une littérature, une poésie, tardive sans doute et quelque peu artificielle, mais d'un mélange habilement fondu, originale dans son imitation, et belle encore au déclin de la société dont elle décorait la ruine. Le drame mis à part, on peut considérer Malherbe et Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement poétique qui se produisit durant les deux derniers siècles, aux sommités et à la surface de la société fran?aise. Ils se distinguent tous les deux par une forte dose d'esprit critique et par une opposition sans pitié contre leurs devanciers immédiats. Malherbe est inexorable pour Ronsard, Des Portes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour Colletet, Ménage, Chapelain, Benserade, Scudery. Cette rigueur, surtout celle de Boileau, peut souvent s'appeler du nom d'équité; pourtant, même quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne l'ont jamais qu'à la manière un peu vulgaire du bon sens, c'est-à-dire sans portée, sans principes, avec des vues incomplètes, insuffisantes. Ce sont des médecins empiriques; ils s'attaquent à des vices réels, mais extérieurs, à des sympt?mes d'une poésie déjà corrompue au fond; et, pour la régénérer, ils ne remontent pas au coeur du mal. Parce que Ronsard et Des Portes, Scudery et Chapelain leur paraissent détestables, ils en concluent qu'il n'y a de vrai go?t, de poésie véritable, que chez les anciens; ils négligent, ils ignorent, ils suppriment tout net les grands rénovateurs de l'art au moyen-age; ils en jugent à l'aveugle par quelques pointes de Pétrarque, par quelques concetti du Tasse auxquels s'étaient attachés les beaux esprits du temps d'Henri III et de Louis XIII. Et lorsque dans leurs idées de réforme, ils ont décidé de revenir à l'antiquité grecque et romaine, toujours fidèles à cette logique incomplète du bon sens qui n'ose pousser au bout des choses, ils se tiennent aux Romains de préférence aux Grecs; et le siècle d'Auguste leur présente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces incertitudes et ces inconséquences étaient inévitables en un siècle épisodique, sous un règne en quelque sorte accidentel, et qui ne plongeait profondément ni dans le passé ni dans l'avenir. Alors les arts, au lieu
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