Port-Tarascon | Page 8

Alphonse Daudet
pont
qu'on a jeté entre elles ne sert absolument à rien. Personne ne le
franchit jamais. Par hostilité d'abord, ensuite parce que la violence du
mistral et la largeur du fleuve à cet endroit en rendent le passage très
dangereux.
Mais si l'on n'acceptait pas de colons de Beaucaire, l'argent de tout le
monde était parfaitement accueilli. Les fameux hectares à 5 francs
(rendement de plusieurs mille francs par an) se débitaient par fournées.
On recevait aussi de partout les dons en nature que les fervents de
l'oeuvre envoyaient pour les besoins de la colonie. Le Forum publiait
les listes, et parmi ces dons se trouvaient les choses les plus
extraordinaires:
_Anonyme_: Une boîte de petites perles blanches.
-- Un lot de numéros du Forum.
_M. Bécoulet_: Quarante-cinq résilles en chenilles et perles pour les
femmes indiennes.
_Mme Dourladoure_: Six mouchoirs et six couteaux pour le presbytère.
_Anonyme:_ Une bannière brodée pour l'orphéon.
_Anduze, de Maguelonne_: Un flamant empaillé.
_Famille Margue_: Six douzaines de colliers de chiens.
_Anonyme_: Une veste soutachée.
Une dame pieuse de Marseille: Une chasuble, un orfroi de thuriféraire
et un pavillon de ciboire.
_La même_: Une collection de coléoptères sous verre.
Et, régulièrement, dans chaque liste, était mentionné un envoi de Mlle
Tournatoire: Costume complet pour habiller un sauvage. C'était sa
préoccupation constante, à cette bonne vieille demoiselle.
Tous ces dons bizarres, fantaisistes, où la cocasserie méridionale étalait

son imagination, étaient dirigés par pleines caisses sur les docks, les
grands magasins de la Colonie libre, établis à Marseille. Le duc de
Mons avait fixé là son centre d'opérations.
De ses bureaux, luxueusement installés, il brassait en grand les affaires,
montait des sociétés de distillerie de canne à sucre ou d'exploitation du
tripang, sorte de mollusque dont les Chinois sont très friands et qu'ils
payent fort cher, disait le prospectus. Chaque journée de l'infatigable
duc voyait éclore une idée nouvelle, poindre quelque grande
machination qui le soir même se trouvait lancée.
Entre temps, il organisait un comité d'actionnaires marseillais sous la
présidence du banquier grec Kagaraspaki, et des fonds étaient versés à
la banque ottomane Pamenyaï-ben-Kaga, maison de toute sécurité.
Tartarin passait maintenant sa vie, une vie enfiévrée, à voyager de
Tarascon à Marseille et de Marseille à Tarascon. Il chauffait
l'enthousiasme de ses concitoyens, continuait la propagande locale, et
tout à coup filait par l'express pour aller assister à quelque conseil,
quelque réunion d'actionnaires. Son admiration pour le duc grandissait
chaque jour.
Il donnait à tous comme exemple le sang-froid du duc de Mons, la
raison du duc de Mons:
«Pas de danger qu'il exagère, celui-là; avec lui, pas de ces coups de
mirage que Daudet nous a tant reprochés!»
En revanche, le duc se montrait peu, toujours abrité sous sa gaze à
moustiques, parlait encore moins. L'homme du Nord s'effaçait devant
l'homme du Midi, le mettait sans cesse en avant et laissait à son
intarissable faconde le soin des explications, des promesses, de tous les
engagements. Il se contentait de dire:
«Monsieur Tartarin connaît seul toute ma pensée.»
Et vous jugez si Tartarin était fier!

Chapitre III
_La «Gazette de Port-Tarascon». -- Bonnes nouvelles de la colonie. --
En Polygamille -- Tarascon se prépare à lever l'ancre. -- «Ne partez pas!
Au nom du ciel, ne partez pas!»_
Un matin, Tarascon s'éveilla avec cette dépêche à tous les coins de rue:
_La «Farandole», grand voilier de douze cents tonneaux, vient de
quitter Marseille au point du jour, emportant dans ses flancs, avec les
destinées de tout un peuple, des pacotilles pour les sauvages et un
chargement d'instruments aratoires. Huit cents émigrants à bord, tous
Tarasconnais, parmi lesquels Bompard, gouverneur provisoire de la
colonie, Bézuquet, médecin-pharmacien, le Révérend Père Vezole, le
notaire Cambalette, cadastreur. Je les ai conduits moi-même au large.
Tout va bien. Le duc rayonne, Faites imprimer._
TARTARIN DE TARASCON.
Ce télégramme, affiché dans toute la ville par les soins de Pascalon, à
qui il était adressé, la remplit d'allégresse. Les rues avaient pris un air
de fête, tout le monde dehors, des groupes arrêtés devant chaque affiche
de la bienheureuse dépêche, dont les mots se répétaient de bouche en
bouche:
«Huit cents émigrants à bord... Le duc rayonne...» Et pas un
Tarasconnais qui ne rayonnât comme le duc.
C'était la deuxième fournée d'émigrants qu'un mois après la première
emportée par le vapeur Lucifer, Tartarin, investi du beau titre et des
importantes fonctions de gouverneur de Port- Tarascon, expédiait ainsi
de Marseille vers la terre promise. Les deux fois, même dépêche, même
enthousiasme, même rayonnement du duc. Le Lucifer,
malheureusement, n'avait pas encore dépassé l'entrée de l'isthme de
Suez. Arrêté là par un accident, son arbre de couche cassé, ce vieux
vapeur acheté d'occasion devait attendre d'être rallié et secouru par la
Farandole pour continuer sa route.

Cet accident, qui aurait pu sembler de mauvais augure, ne
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 60
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.