Port-Tarascon | Page 7

Alphonse Daudet
Le titre portait en grosses lettres:
«COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON.» Et des annonces
stupéfiantes:

«À vendre, terres à 5 francs l'hectare donnant un rendement de
plusieurs mille francs par an... Fortune rapide et assurée... On demande
des colons.» Puis venait l'historique de l'île où devait s'établir la colonie
projetée, île achetée au roi Négonko par le duc de Mons dans le cours
de ses voyages, entourée d'ailleurs d'autres territoires qu'on pourrait
acquérir plus tard pour agrandir les établissements.
Un climat paradisiaque, une température océanienne, très modérée
malgré sa proximité de l'équateur, ne variant que de deux à trois degrés,
entre 25 et 28; pays très fertile, boisé à miracle et merveilleusement
arrosé, s'élevant rapidement à partir de la mer, ce qui permettait à
chacun de choisir la hauteur convenant le mieux à son tempérament.
Enfin les vivres abondaient, fruits délicieux à tous les arbres, gibiers
variés dans les bois et les plaines, innombrables poissons dans les eaux.
Au point de vue commerce et navigation, une rade splendide pouvant
contenir toute une Flotte, un port de sûreté fermé par des jetées, avec
arrière- port, bassin de radoub, quais, débarcadères, phare, sémaphore,
grues à vapeur, rien ne manquerait.
Les travaux étaient déjà commencés par des ouvriers chinois et
canaques, sous la direction et sur les plans des plus habiles ingénieurs,
des architectes les plus distingués. Les colons trouveraient en arrivant
des installations confortables, et même, par d'ingénieuses combinaisons,
avec 50 francs de plus, les maisons seraient aménagées selon les
besoins de chacun.
Vous pensez si les imaginations tarasconnaises se mirent à travailler à
la lecture de ces merveilles. Dans toutes les familles on faisait des plans.
L'un rêvait des persiennes vertes, l'autre un joli perron; celui-ci voulait
de la brique, celui-là du moellon. On dessinait, on coloriait, on ajoutait
un détail à un autre; un pigeonnier serait gracieux, une girouette ne
ferait pas mal.
«Oh! Papa, une véranda!
-- Va pour la véranda, mes enfants!»
Pour ce qu'il en coûtait.
En même temps que les braves habitants de Tarascon se passaient ainsi
toutes leurs fantaisies d'installations idéales, les articles du Forum et du
Galoubet étaient reproduits dans tous les journaux du Midi, les villes,
les campagnes inondées de prospectus à vignettes encadrés de palmiers,
de cocotiers, bananiers, lataniers, toute la faune exotique; une

propagande effrénée s'étendait sur la Provence entière.
Par les routes poudreuses des banlieues de Tarascon passait au grand
trot le cabriolet de Tartarin, conduisant lui-même avec le Père Bataillet
assis près de lui sur le devant, serrés l'un près de l'autre pour faire un
rempart de leurs corps au duc de Mons, enveloppé d'un voile vert et
dévoré par les moustiques, qui l'assaillaient rageusement de tous côtés,
en troupes bourdonnantes, altérés du sang de l'homme du Nord,
s'acharnant à le boursoufler de leurs piqûres.
C'est, qu'il en était, du Nord, celui-là! Pas de gestes, peu de paroles, et
un sang-froid!... Il ne s'emballait pas, voyait les choses comme elles
sont, posément. On pouvait être tranquille.
Et sur les placettes ombragées de platanes, dans les vieux bourgs, les
cabarets mangés de mouches, dans les salles de danse, partout, c'étaient
des allocutions, des sermons, des conférences.
Le duc de Mons, en termes clairs et concis, d'une simplicité, de vérité
toute nue, exposait les délices de Port-Tarascon et les bénéfices de
l'affaire; l'ardente parole du moine prêchait l'émigration à la façon de
Pierre l'Ermite. Tartarin, poudreux de la route comme au sortir d'une
bataille, jetait de sa voix sonore quelques phrases ronflantes:»victoire,
conquête, nouvelle patrie, «que son geste énergique envoyait au loin,
par-dessus les têtes.
D'autres fois se tenaient des réunions contradictoires, où tout se passait
par demandes et réponses.
«Y a-t-il des bêtes venimeuses?
-- Pas une. Pas un serpent. Pas même de moustiques. En fait de bêtes
fauves, rien du tout.
-- Mais on dit que là-bas, dans l'Océanie, il y a des anthropophages?
-- Jamais de, la vie! Tous végétariens...
-- Est-ce vrai que les sauvages vont tout nus?
-- Çà, c'est peut-être un peu vrai, mais pas tous. D'ailleurs nous les
habillerons.»
Articles, conférences, tout eut un succès fou. Les bons s'enlevaient par
cent et par mille, les émigrants affluaient, et pas seulement de Tarascon,
de tout le Midi! Il en venait même de Beaucaire. Mais, halte là!
Tarascon les trouvait bien hardis, ces gens de Beaucaire!
Depuis des siècles, entre les deux cités voisines, séparées seulement par
le Rhône, gronde une haine sourde qui menace de ne plus finir.

Si vous en cherchez les motifs, on vous répondra des deux côtés par des
mots qui n'expliquent rien:
«Nous les connaissons, les Tarasconnais...,» disent les gens de
Beaucaire, d'un ton mystérieux.
Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leur oeil finaud:
«On sait ce qu'ils valent, messieurs les Beaucairois.»
De fait, d'une ville à l'autre les communications sont nulles, et le
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