Port-Tarascon | Page 9

Alphonse Daudet
refroidissait
en rien l'enthousiasme colonisateur des Tarasconnais. Il est vrai qu'à
bord de ce premier navire ne se trouvait que la rafataille; vous savez,
les gens du commun, ceux qu'on envoie toujours en avant-garde.
Sur la Farandole, de la rafataille encore, mêlée de quelques cerveaux
brûlés, tels que le notaire Cambalalette, cadastreur de la colonie. Le
pharmacien Bézuquet, homme paisible malgré ses formidables
moustaches, aimant ses aises, craignant le chaud et le froid, peu porté
aux aventures lointaines et périlleuses, avait longtemps résisté avant de
consentir à s'embarquer.
Il ne fallait rien moins pour le décider que le diplôme de médecin,
envié pendant toute sa vie, ce diplôme que le gouverneur de
Port-Tarascon lui décernait aujourd'hui de son autorité privée.
Il en décernait bien d'autres, le gouverneur! des diplômes, des brevets,
des commissions, nommant directeurs, sous-directeurs, secrétaires,
commissaires, grands de première classe et de deuxième classe, ce qui
lui permettait de satisfaire le goût de ses compatriotes pour tout ce qui
est titre, honneur, distinction, costume et soutache.
L'embarquement du Père Vezole n'avait rien nécessité de semblable.
Une si brave pâte d'homme, toujours prêt à tout, content de tout, disant:
«Dieu soit loué! À tout ce qui arrivait. Dieu soit loué! Quand il avait dû
quitter le couvent; Dieu soit loué! Quand il s'était vu fourrer à bord de
ce grand voilier, pêle-mêle avec la rafataille, les destinées de tout un
peuple et les pacotilles pour sauvages.
La Farandole partie, il ne restait plus que la noblesse et la bourgeoisie.
Pour ceux-ci, rien ne pressait: ils laissaient à l'avant-garde le temps
d'envoyer des nouvelles de son arrivée là- bas, afin qu'on sût à quoi s'en
tenir.
Tartarin, lui non plus, en sa qualité de gouverneur, d'organisateur, de
dépositaire de la pensée du duc de Mons, ne pouvait quitter la France
qu'avec le dernier convoi. Mais en attendant ce jour impatiemment

désiré, il déployait cette énergie, ce feu au corps que l'on a pu admirer
dans toutes ses entreprises.
Sans cesse en route entre Tarascon et Marseille, insaisissable comme
un météore qu'emporte une invisible force, il n'apparaissait, ici ou là,
que pour repartir aussitôt.
«Vous vous fatiguez trop, Maî...aî... tre!...» bégayait Pascalon, les soirs
où le grand homme arrivait à la pharmacie, le front fumant, le dos
arrondi.
Mais Tartarin se redressait:
«Je me reposerai là-bas. À l'oeuvre, Pascalon, à l'oeuvre!»
L'élève chargé de la garde de la pharmacie depuis le départ de
Bézuquet, cumulait avec cette responsabilité de bien plus importantes
fonctions.
Pour continuer la propagande si bien commencée, Tartarin publiait un
journal, la _Gazette de Port-Tarascon_, que Pascalon rédigeait à lui
seul de la première à la dernière ligne, d'après les indications, et sous la
direction suprême du gouverneur.
Cette combinaison nuisait bien un peu aux intérêts de la pharmacie; les
articles à écrire, les épreuves à corriger, les courses à l'imprimerie, ne
laissaient guère de temps aux travaux d'officine, mais Port-Tarascon,
avant tout!
La Gazette donnait chaque jour au public de la métropole les nouvelles
de la colonie. Elle contenait des articles sur ses ressources, ses beautés,
son magnifique avenir; on y trouvait aussi des faits divers, des variétés,
des récits pour tous les goûts.
Récits de voyages à la découverte des îles, conquêtes, combats contre
les sauvages, pour les esprits aventureux. Aux gentilshommes
campagnards, des histoires de chasse à travers les forêts, d'étonnantes
parties de pêche sur des rivières extraordinairement poissonneuses,

avec description des méthodes et des engins de pêche des naturels du
pays.
Les gens plus, paisibles, boutiquiers braves bourgeois sédentaires, se
délectaient à la lecture de quelque frais déjeuner sur l'herbe au bord
d'un ruisseau à cascade, sous l'ombre de grands arbres exotiques; ils y
croyaient être, et sentaient gicler sous leurs dents le jus des fruits
savoureux, mangues, ananas et bananes.
«Et pas de mouches!» disait le journal, les mouches étant, comme on
sait, le trouble-fête de toutes les parties de campagne en terre de
Tarascon.
La Gazette publiait même un roman, la Belle Tarasconnaise, une fille
de colon enlevée par le fils d'un roi papoua; et les péripéties de ce
drame d'amour ouvraient aux imaginations des jeunes personnes des
horizons sans fin. La partie financière donnait le cours des denrées
coloniales, les annonces d'émission des bons de terre et des actions de
sucrerie ou de distillerie, ainsi que les noms des souscripteurs et les
listes de dons en nature qui continuaient à affluer, avec l'éternel
«costume pour un sauvage» de Mlle Tournatoire.
Pour suffire à de si fréquents envois, il fallait que la bonne demoiselle
eût installé chez elle de véritables ateliers de confection. Du reste elle
n'était pas la seule que ce prochain déménagement pour des îles
inconnues et si lointaines eût jetée en d'étranges préoccupations.
Un jour Tartarin se reposait tranquillement chez lui, dans sa petite
maison, ses babouches aux pieds, douillettement enveloppé
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