se montre point difficile à nourrir. Il pèse
sur le loquet de la porte. Elle est fermée.
--Je crois que nos parents n'y sont pas. Frappe du pied, toi, dit il.
Grand frère Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur la lourde porte
garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puis tous deux, unissant
leurs efforts, se meurtrissent en vain les épaules.
Poil de Carotte: Décidément, ils n'y sont pas.
Grand frère Félix: Mais où sont-ils? On ne peut pas tout savoir.
Asseyons-nous.
Les marches de l'escalier froides sous leurs fesses, ils se sentent une
faim inaccoutumée. Par des bâillements, des chocs de poing au creux
de la poitrine, ils en expriment toute la violence.
Grand frère Félix: S'ils s'imaginent que je les attendrai!
Poil de Carotte: C'est pourtant ce que nous avons de mieux à faire.
Grand frère Félix: Je ne les attendrai pas. Je ne veux pas mourir de faim,
moi. Je veux manger tout de suite, n'importe quoi, de l'herbe.
Poil de Carotte: De l'herbe! c'est une idée, et nos parents seront
attrapés.
Grand frère Félix: Dame! on mange bien de la salade. Entre nous, de la
luzerne, par exemple, c'est aussi tendre que de la salade. C'est de la
salade sans l'huile et le vinaigre.
Poil de Carotte: On n'a pas besoin de la retourner.
Grand frère Félix: Veux-tu parier que j'en mange, moi, de la luzerne, et
que tu n'en manges pas, toi?
Poil de Carotte: Pourquoi toi et pas moi?
Grand frère Félix: Blague à part, veux-tu parier?
Poil de Carotte: Mais si d'abord nous demandions aux voisins chacun
une tranche de pain avec du lait caillé pour écarter dessus?
Grand frère Félix: Je préfère la luzerne.
Poil de Carotte: Partons!
Bientôt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdeur
appétissante. Dès l'entrée, ils se réjouissent de traîner les souliers,
d'écraser les tiges molles, de marquer d'étroits chemins qui inquiéteront
longtemps et feront dire:
--Quelle bête a passé par ici?
A travers leurs culottes, une fraîcheur pénètre jusqu'aux mollets peu à
peu engourdis.
Ils s'arrêtent au milieu du champ et se laissent tomber à plat ventre.
--On est bien, dit grand frère Félix.
Le visage chatouillé, ils rient comme autrefois quand ils couchaient
ensemble dans le même lit et que M. Lepic leur criait de la chambre
voisine:
--Dormirez-vous, sales gars?
Ils oublient leur faim et se mettent à nager en marin, en chien, en
grenouille. Les deux têtes seules émergent. Ils coupent de la main,
refoulent du pied les petites vagues vertes aisément brisées. Mortes,
elles ne se referment plus.
--J'en ai jusqu'au menton, dit grand frère Félix.
--Regarde comme j'avance, dit Poil de Carotte.
Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leur bonheur.
Accoudés, ils suivent du regard les galeries soufflées que creusent les
taupes et qui zigzaguent à fleur de sol, comme à fleur de peau les
veines des vieillards. Tantôt ils les perdent de vue, tantôt elles
débouchent dans une clairière, où la cuscute rongeuse, parasite
méchante, choléra des bonnes luzernes, étend sa barbe de filaments
roux. Les taupinières y forment un minuscule village de huttes dressées
à la mode indienne.
--Ce n'est pas tout ça, dit grand frère Félix, mangeons. Je commence.
Prends garde de toucher à ma portion.
Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.
--J'ai assez du reste, dit Poil de Carotte.
Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait?
Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuilles de
luzerne, en montre les dessous pâles, et le champ tout entier est
parcouru de frissons.
Grand frère Félix arraches des brassées de fourrage, s'en enveloppe la
tête, feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoires d'un veau
inexpérimenté qui se gonfle. Et tandis qu'il fait semblant de dévorer
tout, les racines mêmes, car il connaît la vie, Poil de Carotte le prend au
sérieux, et, plus délicat, ne choisit que les belles feuilles.
Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et les mâche
posément.
Pourquoi se presser? La table n'est pas louée. La foire n'est pas sur le
pont.
Et les dents crissantes, la langue amère, le coeur soulevé, il avale, se
régale.
La Timbale
Poil de Carotte ne boira plus à table. Il perd l'habitude de boire, en
quelques jours, avec une facilité qui surprend sa famille et ses amis.
D'abord, il dit un matin à madame Lepic qui lui verse du vin comme
d'ordinaire:
--Merci, maman, je n'ai pas soif.
Au repas du soir, il dit encore:
--Merci, maman, je n'ai pas soif.
--Tu deviens économique, dit madame Lepic. Tant mieux pour les
autres.
Ainsi il reste toute cette première journée sans boire, parce que la
température est douce et que simplement il n'a pas soif.
Le lendemain, madame Lepic,
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