Poésies populaires Serbes | Page 7

Auguste Dozon
vrai, venge quelquefois les opprimés d'une manière qui rappellerait celle des chevaliers errants; une fois il reproche à quelqu'un des actes d'inhumanité ou plut?t un manque de charité, et, au début de sa carrière, il va même, par amour de la justice et de la vérité, jusqu'à contredire les prétentions de son père au tr?ne, pour le conserver à l'héritier légitime. Mais c'est le sentiment religieux ou national qui l'anime, et hors de là il n'est pas toujours un modèle de bonne foi ni de bravoure, et en général il se montre vindicatif, brutal, féroce, vices sans doute de son temps, et surtout il n'y a pas, dans sa conduite envers les femmes, la moindre trace de cet esprit chevaleresque qui tempéra la brutalité du moyen age, car, loin de montrer pour elles de la galanterie ou de la politesse, il les traite souvent avec une barbarie révoltante et qui e?t appelé sur lui la vengeance des paladins de l'Occident.
III.
La poésie populaire serbe a été, nous l'avons vu, partagée par celui qui l'a le premier tirée de l'état de tradition orale en deux grandes divisions: en _poésie héro?que_, ou déclamée à l'aide d'un instrument de musique à ce destiné, et en _poésie féminine_ ou chantée. Mais, suivant les sujets qu'elle traite, on peut, dans chacune de ses divisions, distinguer plusieurs catégories. Commen?ons par la seconde, qui, elle aussi, a plut?t un caractère épique, dans le sens que j'ai donné à ce mot, que lyrique, puisque, outre l'exposition presque toujours dramatique et dialoguée, on ne saurait déduire, de chaque chant pris à part, une individualité d'auteur, mais seulement de l'ensemble, le génie de la race. Elle comprend des pièces se rapportant à des usages domestiques ou agricoles, ou même ayant une couleur obscurément mythologique, mais trop locales et trop dénuées de valeur poétique pour être traduites, surtout dans un recueil aussi borné; et enfin des poésies amoureuses, les plus nombreuses et les seules où j'aie puisé. Remarquons, en passant, que l'amour qu'elles expriment n'est point le sentiment un peu langoureux et transi des Allemands, mais la passion méridionale du mi piace, sensuelle, mais naturelle et non sans délicatesse et sans grace. On y trouve aussi, surtout dans les chansons musulmanes (bosniaques), plus d'imagination, plus de couleur, comme si, à travers l'islam, un reflet de l'Orient était venu les dorer.
Pour ce qui est de la poésie héro?que, c'est l'élément historique, appuyé sur la base patriotique et religieuse, qui y domine et prime tous les autres, et son vrai sujet, ce qui lui donne une sorte d'unité, c'est la guerre contre le Turc.
En effet, la grande masse des pesmas serbes,--soeurs en ce point des romances espagnoles et des chants klephtiques, comme, à d'autres égards, des ballades anglaises sur Robin-Hood,--nous retrace un épisode de cette lutte sanglante entre le croissant et la croix, entre l'islam et le christianisme, qui, commencée par les Arabes sous les murs de Constantinople, au lendemain de la mort de Mahomet, puis transportée par eux en Espagne, s'est étendue presque jusqu'aux glaces du p?le, à travers les steppes russes et polonaises, et a mis aux prises avec les Turcs et les hordes asiatiques presque tous les peuples de l'Europe, de l'histoire desquels elle forme encore aujourd'hui le noeud, sous une autre forme, celle de la question d'Orient. Cette lutte, qui s'est prolongée jusqu'à nos jours, avec quelque chose de son caractère primitif, dans la petite principauté du Montenégro, a traversé, chez les Serbes, quatre phases distinctes, marquées nettement par la poésie, qui les a chantées: une première période de guerre d'égal à égal, entre les tzars serbes et les sultans osmanlis, terminée par la défaite de Ko?ovo (15 juin 1389), qui fut pour les Serbes ce qu'a été la bataille de Ceuta pour les Espagnols, ce qu'est celle de Mohacs pour les Magyars; après la ruine de l'indépendance, une époque de vasselage, qui trouve sa personnification dans Marko Kralievitch, et pendant laquelle la nation, encore forte et redoutée, est contrainte de prendre part, par le service militaire, aux expéditions guerrières du vainqueur; vient ensuite la période de représailles individuelles, prenant de plus en plus les apparences du brigandage, et ayant pour acteurs les Ha?douks et les Ouskoks; enfin, en dernier lieu, mais dans la principauté seulement, une guerre d'indépendance, où la Muse a salué encore le réveil de la nationalité.
De maigres chroniques monastiques, des biographies de rois regardés comme saints, un essai d'histoire générale (celle de Ra?tch), voilà tout ce qu'ont laissé les trois premières époques. écrits dans la langue liturgique ou dans un style qui s'en rapproche beaucoup, ces documents sont demeurés à peu près inintelligibles et en tout cas inconnus au peuple, qui s'est fait à lui-même, au fur et à mesure des événements, son histoire chantée, histoire non pas toujours telle qu'elle fut, mais telle qu'elle e?t
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