à son histoire générale ou qui la reflètent (les dieux mêmes, à cette période, font partie de la nation), et la manière de les concevoir est la même pour tous les membres de la nation. Cette manière aussi ne comporte que la peinture et le développement des plus simples sentiments de l'humanité; les passions dans leurs traits les plus élémentaires, et non les go?ts de l'esprit, les analyses ingénieuses aux mille nuances, ou les combinaisons sociales si multipliées plus tard, lui servent de base. Dans cet état social, où le po?te chante presque comme un oiseau, sans le savoir, où l'homme de lettres n'existe pas encore, les caractères des personnages traditionnels se conservent intacts de génération en génération, et même alors que le souvenir des événements s'altère, ils se transmettent à l'état de types auxquels personne ne songe à toucher, et qu'on ne modifie pas plus que ceux de l'antique statuaire égyptienne, ou, pour me servir d'un exemple plus voisin, que les images sacrées du Christ et des saints de l'église orientale qu'on voit peintes sur l'iconostase des temples. C'est ainsi qu'on s'explique la fusion en un seul tout, portant l'empreinte d'une puissante unité, sans altération de données primitives, des rapsodies homériques, et des traditions germaniques dans les Niebelungen, où le changement partiel de couleur et l'introduction d'éléments plus modernes n'ont rien enlevé aux caractères de leur vieille grandeur barbare. Enfin c'est ainsi que la manière des pesmas serbes n'a point subi d'altérations sensibles pendant plusieurs siècles, et que Marko Kralievitch, pour le Serbe étranger à l'Occident, est toujours le même héros pourfendeur de Turcs, fort et buveur à la fa?on de Gargantua, féroce comme un Viking Scandinave, et qui, disparu du monde, doit, comme Arthur, s'y remontrer un jour, pour chasser le Turc, l'ennemi national.
Diverses causes ont concouru à maintenir chez les Serbes l'esprit poétique dans cet état de primitive na?veté. L'isolement moral dans lequel vivent les peuples montagnards, la ténacité de leurs habitudes, l'opiniatreté avec laquelle ils adhèrent à leurs moeurs, à leurs croyances, à leur langue, sont un fait général, mais dont la persistance a été singulièrement favorisée dans la Turquie d'Europe par les circonstances politiques. La domination turque, en effet, a eu cet avantage--au prix d'autres dominations étrangères, bien entendu--qu'elle ne s'est que superposée et n'a point cherché à s'assimiler les populations conquises, à leur faire adopter sa langue[8], sa législation. Contente à l'origine, et dans les temps de première ferveur, d'avoir prouvé la supériorité de l'islam par l'imposition d'un tribut, elle a laissé les races à elles-mêmes et à l'avenir, s'interposant pour ainsi dire entre elles et le mouvement moderne, matériel aussi bien qu'intellectuel, ainsi qu'un nuage qui intercepte les rayons du soleil et arrête le développement de la végétation, sans pourtant la tuer. Les provinces chrétiennes soumises aux Osmanlis rappellent, si l'on me passe cette comparaison, le conte de la Belle au bois dormant. Tout y a été plongé dans un sommeil qui dure depuis plusieurs siècles, et qui, pour l'homme de l'Occident, en fait, à certains égards, le pays le plus curieux de l'Europe. La terre, comme les hommes, y ont encore quelque chose de primitif, et c'est ce primitif qui forme le charme des poésies serbes.
Un autre résultat littéraire de cette séquestration, naturelle ou politique, des populations serbes, c'est que leurs facultés poétiques se sont développées spontanément, librement, suivant la loi de leur nature, et à l'abri de toute influence extérieure. Il n'y a pas eu là invasion d'une histoire, d'une religion, d'une mythologie étrangères: tout est resté national, idée, sujets, langue, versification. Aussi la poésie serbe, prise dans son ensemble, a-t-elle une empreinte d'originalité rare et comme une haute saveur de terroir, et peut-elle dire (si nous la personnifions, et quelle qu'elle soit d'ailleurs), comme le po?te que nous venons de perdre, alors qu'il se révoltait contre l'accusation de plagiat:
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.
Fait d'autant plus remarquable que les provinces serbes, le Montenégro surtout, eurent de fréquentes relations non-seulement avec Venise, mais avec Raguse (Doubrovnik), où, dès la fin du XVe siècle, une littérature florissante, ayant la même langue pour organe, s'était développée sous l'influence italienne, dont elle porte des traces nombreuses et profondes.
Une autre circonstance non moins digne d'être notée, c'est que cette barrière a complètement arrêté l'invasion, dans les moeurs comme dans la poésie, des idées ou des sentiments chevaleresques, qui pourtant, lorsque celle-ci s'est développée, avaient encore beaucoup de force en Europe. La condition des femmes, telle que la retracent les pesmas elles-mêmes et telle qu'elle est dans la réalité (qu'on se rappelle ce que j'ai dit du rapt), et, pour rester dans notre sujet, le personnage poétique, dont mention a déjà été et sera encore faite dans ces pages, celui de Marko Kralievitch, en sont des preuves suffisantes. Marko, il est
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