Fait d'autant plus remarquable que les provinces serbes, le Montenégro
surtout, eurent de fréquentes relations non-seulement avec Venise, mais
avec Raguse (Doubrovnik), où, dès la fin du XVe siècle, une littérature
florissante, ayant la même langue pour organe, s'était développée sous
l'influence italienne, dont elle porte des traces nombreuses et
profondes.
Une autre circonstance non moins digne d'être notée, c'est que cette
barrière a complètement arrêté l'invasion, dans les moeurs comme dans
la poésie, des idées ou des sentiments chevaleresques, qui pourtant,
lorsque celle-ci s'est développée, avaient encore beaucoup de force en
Europe. La condition des femmes, telle que la retracent les pesmas
elles-mêmes et telle qu'elle est dans la réalité (qu'on se rappelle ce que
j'ai dit du rapt), et, pour rester dans notre sujet, le personnage poétique,
dont mention a déjà été et sera encore faite dans ces pages, celui de
Marko Kralievitch, en sont des preuves suffisantes. Marko, il est vrai,
venge quelquefois les opprimés d'une manière qui rappellerait celle des
chevaliers errants; une fois il reproche à quelqu'un des actes
d'inhumanité ou plutôt un manque de charité, et, au début de sa carrière,
il va même, par amour de la justice et de la vérité, jusqu'à contredire les
prétentions de son père au trône, pour le conserver à l'héritier légitime.
Mais c'est le sentiment religieux ou national qui l'anime, et hors de là il
n'est pas toujours un modèle de bonne foi ni de bravoure, et en général
il se montre vindicatif, brutal, féroce, vices sans doute de son temps, et
surtout il n'y a pas, dans sa conduite envers les femmes, la moindre
trace de cet esprit chevaleresque qui tempéra la brutalité du moyen âge,
car, loin de montrer pour elles de la galanterie ou de la politesse, il les
traite souvent avec une barbarie révoltante et qui eût appelé sur lui la
vengeance des paladins de l'Occident.
III.
La poésie populaire serbe a été, nous l'avons vu, partagée par celui qui
l'a le premier tirée de l'état de tradition orale en deux grandes divisions:
en _poésie héroïque_, ou déclamée à l'aide d'un instrument de musique
à ce destiné, et en _poésie féminine_ ou chantée. Mais, suivant les
sujets qu'elle traite, on peut, dans chacune de ses divisions, distinguer
plusieurs catégories. Commençons par la seconde, qui, elle aussi, a
plutôt un caractère épique, dans le sens que j'ai donné à ce mot, que
lyrique, puisque, outre l'exposition presque toujours dramatique et
dialoguée, on ne saurait déduire, de chaque chant pris à part, une
individualité d'auteur, mais seulement de l'ensemble, le génie de la race.
Elle comprend des pièces se rapportant à des usages domestiques ou
agricoles, ou même ayant une couleur obscurément mythologique, mais
trop locales et trop dénuées de valeur poétique pour être traduites,
surtout dans un recueil aussi borné; et enfin des poésies amoureuses, les
plus nombreuses et les seules où j'aie puisé. Remarquons, en passant,
que l'amour qu'elles expriment n'est point le sentiment un peu
langoureux et transi des Allemands, mais la passion méridionale du mi
piace, sensuelle, mais naturelle et non sans délicatesse et sans grâce.
On y trouve aussi, surtout dans les chansons musulmanes (bosniaques),
plus d'imagination, plus de couleur, comme si, à travers l'islam, un
reflet de l'Orient était venu les dorer.
Pour ce qui est de la poésie héroïque, c'est l'élément historique, appuyé
sur la base patriotique et religieuse, qui y domine et prime tous les
autres, et son vrai sujet, ce qui lui donne une sorte d'unité, c'est la
guerre contre le Turc.
En effet, la grande masse des pesmas serbes,--soeurs en ce point des
romances espagnoles et des chants klephtiques, comme, à d'autres
égards, des ballades anglaises sur Robin-Hood,--nous retrace un
épisode de cette lutte sanglante entre le croissant et la croix, entre
l'islam et le christianisme, qui, commencée par les Arabes sous les
murs de Constantinople, au lendemain de la mort de Mahomet, puis
transportée par eux en Espagne, s'est étendue presque jusqu'aux glaces
du pôle, à travers les steppes russes et polonaises, et a mis aux prises
avec les Turcs et les hordes asiatiques presque tous les peuples de
l'Europe, de l'histoire desquels elle forme encore aujourd'hui le noeud,
sous une autre forme, celle de la question d'Orient. Cette lutte, qui s'est
prolongée jusqu'à nos jours, avec quelque chose de son caractère
primitif, dans la petite principauté du Montenégro, a traversé, chez les
Serbes, quatre phases distinctes, marquées nettement par la poésie, qui
les a chantées: une première période de guerre d'égal à égal, entre les
tzars serbes et les sultans osmanlis, terminée par la défaite de Koçovo
(15 juin 1389), qui fut pour les Serbes ce qu'a été la bataille de Ceuta
pour les Espagnols, ce qu'est celle de Mohacs pour les Magyars; après
la ruine de l'indépendance, une époque de vasselage, qui trouve sa
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