Poésies populaires Serbes | Page 8

Auguste Dozon

personnification dans Marko Kralievitch, et pendant laquelle la nation,
encore forte et redoutée, est contrainte de prendre part, par le service
militaire, aux expéditions guerrières du vainqueur; vient ensuite la
période de représailles individuelles, prenant de plus en plus les
apparences du brigandage, et ayant pour acteurs les Haïdouks et les
Ouskoks; enfin, en dernier lieu, mais dans la principauté seulement,
une guerre d'indépendance, où la Muse a salué encore le réveil de la
nationalité.
De maigres chroniques monastiques, des biographies de rois regardés
comme saints, un essai d'histoire générale (celle de Raïtch), voilà tout
ce qu'ont laissé les trois premières époques. Écrits dans la langue
liturgique ou dans un style qui s'en rapproche beaucoup, ces documents
sont demeurés à peu près inintelligibles et en tout cas inconnus au
peuple, qui s'est fait à lui-même, au fur et à mesure des événements,
son histoire chantée, histoire non pas toujours telle qu'elle fut, mais
telle qu'elle eût dû être, et réformée par la conscience générale, comme
on voit, dans nos théâtres de mélodrame, des spectateurs naïfs,
emportés par la situation, invectiver le tyran et prendre la défense de
l'innocence.
Un exemple remarquable de cette tendance transformatrice de
l'imagination populaire, et en même temps la conception la plus
nettement dessinée qu'ait produite la poésie serbe, c'est le personnage
de Marko Kralievitch, un de ces héros semi-réels, semi-légendaires, qui
se rencontrent au début de presque toutes les littératures, ou plutôt à
l'origine des peuples: il est de la famille des Roland, des Cid, des
Roustem (et aussi des Gargantua); figures réelles, mais que le laps du
temps a transformées, agrandies, en faisant d'elles la peinture vivante
d'une époque ou la personnification d'une nation tout entière. Devant
l'histoire, c'est un traître qui a attiré la ruine sur son pays en appelant les
Turcs pour satisfaire son ambition personnelle. Chose étrange! cette

action s'est effacée de la mémoire du peuple, qui, une fois asservi, a mis
en lui sa prédilection, parce qu'il faisait quelquefois payer cher à
l'ennemi commun, aux Turcs, les services qu'il leur rendait comme
vassal, et paraissait ainsi, autant que les circonstances le permettaient,
le vengeur de sa nation.
Cette haine de race et de religion contre les Osmanlis n'est pas la seule
qui anime les chants serbes; il en est une autre qui perce par endroits, et
dont l'explosion a eu son importance dans les dernières années. Bien
que le héros favori de la Hongrie, Jean Hunyadi, sous le nom de Jean
de Sibigne, et son apocryphe neveu, le ban Sekula, jouent un certain
rôle dans les légendes et poésies serbes, le Magyar catholique ou
protestant n'y paraît guère moins détesté que le Turc infidèle, et il est de
certaines expressions qui font pressentir les horreurs commises dans les
guerres de 1848 et 1849[9].
Au sein d'un état social tel que celui des Serbes, dans la poésie d'un
peuple dont la vie est une sorte de communion intime et perpétuelle
avec la nature, ce qui peut surprendre, c'est l'absence de l'élément
mythique. Ce fait doit être attribué au génie pratique et positif, sans
profondeur, et ennemi des spéculations abstraites, de la race slave[10]:
contraste frappant avec la race teutonique, dont une fraction a laissé,
dans les traditions cosmogoniques et héroïques des Eddas Scandinaves,
un monument de son énergie morale et de ses aptitudes contemplatives.
L'existence de poëtes-chanteurs, parmi les Slaves païens, est attestée
par les écrivains byzantins du VIe siècle[11]; mais, selon toute
apparence, leur tâche était, à l'opposé des druides et des scaldes, de
célébrer les exploits guerriers des chefs. Autrement, le christianisme a
été introduit si tard et sous une forme si élémentaire parmi les Slaves
orientaux, la religion, en prenant pour idiome liturgique la langue
nationale ou à peu près, les a tellement _préservés_ des idées et d'une
culture étrangères, qu'on devrait, en ce qui concerne les Serbes, trouver
les débris nombreux d'une poésie mythique. Or, il n'existe rien de ce
genre, car on ne saurait donner ce nom à des traces de la croyance
orientale aux dragons et aux serpents, qui forme la base de quelques
légendes et surtout de contes en prose[12]: tout vestige même de
l'ancien culte a disparu, à l'exception peut-être des refrains

inintelligibles des chansons dites Kralyitchke_ et Dodolské_[13],
lesquels paraissent renfermer des invocations à des divinités païennes;
et, chose singulière, la poésie n'a pas admis non plus les superstitions
populaires encore aujourd'hui les plus enracinées, telles que la croyance
aux vampires (vampir_, _voukodlak) et à la sorcellerie. A cela, les Vilas
seules font une exception remarquable et heureuse, comme agent
surnaturel et vraiment poétique. On pourrait même, à la rigueur, voir en
elles un mythe: êtres aux formes indécises que l'imagination n'a pas
même déterminées, rarement aperçues, mais faisant souvent retentir
leur voix prophétique ou menaçante, redoutables pour l'homme qui va
les troubler dans
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