borner à cet exemple,
l'_Odyssée_, ce premier des romans, ressemble-t-elle _extérieurement_
à l'Iliade? Et voudra-t-on absolument faire une épopée de la _Divine
Comédie_, une tragédie de Faust, oeuvres au plus haut degré lyriques?
Il est trop évident, en effet, que chaque génie vraiment original produit
son oeuvre sous une forme propre, étroitement liée avec la pensée et
qui en est comme le corps. La forme, en ce sens, est, aussi bien que le
style, l'homme même.
L'inspiration collective dont je parle, fondement de la poésie épique, et
qui n'existe que chez des nations encore dans l'enfance, tout au plus
dans leur jeunesse, se dissipant devant les progrès de la critique et du
raisonnement, comme la rosée sous les rayons du soleil, paraît alliée de
fort près à la tendance historique, car là où elle règne, les sujets
individuels n'ont pas encore d'intérêt, le peuple se passionne
uniquement pour ceux qui appartiennent à son histoire générale ou qui
la reflètent (les dieux mêmes, à cette période, font partie de la nation),
et la manière de les concevoir est la même pour tous les membres de la
nation. Cette manière aussi ne comporte que la peinture et le
développement des plus simples sentiments de l'humanité; les passions
dans leurs traits les plus élémentaires, et non les goûts de l'esprit, les
analyses ingénieuses aux mille nuances, ou les combinaisons sociales si
multipliées plus tard, lui servent de base. Dans cet état social, où le
poëte chante presque comme un oiseau, sans le savoir, où l'homme de
lettres n'existe pas encore, les caractères des personnages traditionnels
se conservent intacts de génération en génération, et même alors que le
souvenir des événements s'altère, ils se transmettent à l'état de types
auxquels personne ne songe à toucher, et qu'on ne modifie pas plus que
ceux de l'antique statuaire égyptienne, ou, pour me servir d'un exemple
plus voisin, que les images sacrées du Christ et des saints de l'Église
orientale qu'on voit peintes sur l'iconostase des temples. C'est ainsi
qu'on s'explique la fusion en un seul tout, portant l'empreinte d'une
puissante unité, sans altération de données primitives, des rapsodies
homériques, et des traditions germaniques dans les Niebelungen, où le
changement partiel de couleur et l'introduction d'éléments plus
modernes n'ont rien enlevé aux caractères de leur vieille grandeur
barbare. Enfin c'est ainsi que la manière des pesmas serbes n'a point
subi d'altérations sensibles pendant plusieurs siècles, et que Marko
Kralievitch, pour le Serbe étranger à l'Occident, est toujours le même
héros pourfendeur de Turcs, fort et buveur à la façon de Gargantua,
féroce comme un Viking Scandinave, et qui, disparu du monde, doit,
comme Arthur, s'y remontrer un jour, pour chasser le Turc, l'ennemi
national.
Diverses causes ont concouru à maintenir chez les Serbes l'esprit
poétique dans cet état de primitive naïveté. L'isolement moral dans
lequel vivent les peuples montagnards, la ténacité de leurs habitudes,
l'opiniâtreté avec laquelle ils adhèrent à leurs moeurs, à leurs croyances,
à leur langue, sont un fait général, mais dont la persistance a été
singulièrement favorisée dans la Turquie d'Europe par les circonstances
politiques. La domination turque, en effet, a eu cet avantage--au prix
d'autres dominations étrangères, bien entendu--qu'elle ne s'est que
superposée et n'a point cherché à s'assimiler les populations conquises,
à leur faire adopter sa langue[8], sa législation. Contente à l'origine, et
dans les temps de première ferveur, d'avoir prouvé la supériorité de
l'islam par l'imposition d'un tribut, elle a laissé les races à elles-mêmes
et à l'avenir, s'interposant pour ainsi dire entre elles et le mouvement
moderne, matériel aussi bien qu'intellectuel, ainsi qu'un nuage qui
intercepte les rayons du soleil et arrête le développement de la
végétation, sans pourtant la tuer. Les provinces chrétiennes soumises
aux Osmanlis rappellent, si l'on me passe cette comparaison, le conte
de la Belle au bois dormant. Tout y a été plongé dans un sommeil qui
dure depuis plusieurs siècles, et qui, pour l'homme de l'Occident, en fait,
à certains égards, le pays le plus curieux de l'Europe. La terre, comme
les hommes, y ont encore quelque chose de primitif, et c'est ce primitif
qui forme le charme des poésies serbes.
Un autre résultat littéraire de cette séquestration, naturelle ou politique,
des populations serbes, c'est que leurs facultés poétiques se sont
développées spontanément, librement, suivant la loi de leur nature, et à
l'abri de toute influence extérieure. Il n'y a pas eu là invasion d'une
histoire, d'une religion, d'une mythologie étrangères: tout est resté
national, idée, sujets, langue, versification. Aussi la poésie serbe, prise
dans son ensemble, a-t-elle une empreinte d'originalité rare et comme
une haute saveur de terroir, et peut-elle dire (si nous la personnifions, et
quelle qu'elle soit d'ailleurs), comme le poëte que nous venons de
perdre, alors qu'il se révoltait contre l'accusation de plagiat:
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre.
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