restées étrangères à leur composition.
Le nom de nationales_ leur conviendrait donc mieux que celui de
_populaires, mot qui, dans notre état social si raffiné, a pris une
acception particulière, et est devenu presque le synonyme de vulgaire,
de trivial. La poésie populaire, chez nous, ce sont uniquement les
chansons grossières du paysan, de l'ouvrier, de l'ignorant enfin,
c'est-à-dire de l'homme qui, étranger à la langue polie, à la
connaissance de l'histoire et de l'antiquité, se trouve, par cette ignorance
même, exclu de la vie intellectuelle et comme ravalé dans une
condition inférieure; poésie informe, boiteuse, et d'ailleurs peu
abondante. Car je ne parle pas des oeuvres soi-disant populaires
fabriquées par des messieurs. C'est ordinairement le plus détestable des
pastiches.
Chez les Serbes, rien de tout cela.
Ce n'est pas que les lumières y soient plus répandues; l'ignorance y est,
au contraire, universelle, absolue; la société y forme une seule classe,
qui n'a qu'une connaissance, un aliment intellectuel, une vie morale,
une histoire, et, avec la danse et la boisson, un divertissement commun:
les poésies populaires. Les choses ont un peu changé, bien entendu,
dans la principauté, où une transformation politique et sociale s'opère,
où la poésie populaire se meurt et commence à être dédaignée, bien que
la poésie savante soit encore dans les langes; mais là même où, comme
en Bosnie, il s'est conservé une espèce de noblesse féodale, les moeurs
la rapprochent tellement du rustre, du raya, que, pour mon sujet, il n'y a
point de différence.
Les chants historiques serbes ont eu d'ailleurs une destinée singulière et
bien importante. C'est grâce à eux en grande partie, on n'en saurait
douter, que s'est conservé dans le peuple le sentiment de la nationalité.
L'habitude de célébrer sous une forme poétique chacun des incidents de
la lutte nationale ou individuelle contre les Turcs a constamment
entretenu le souvenir et l'amour de l'indépendance, et attisé la haine de
peuple à peuple, de religion à religion[6]: double sentiment qui a fini
par se faire jour, au commencement de ce siècle, chez les Serbes de la
principauté, et qui règne encore si énergiquement parmi ceux de la
_Tzèrna Gora_. Et, d'un autre côté pourtant, ils ont servi à conserver le
lien national entre les Serbes des diverses religions, car on a vu des
Bosniaques musulmans demander à un kadi la grâce d'un prisonnier
serbe du rit oriental, comme bon chanteur de pesmas, et, au
commencement du XVIIe siècle, Goundoulitch, le dignitaire de la
république de Raguse, revendiquait déjà comme gloire nationale, dans
son poëme d'Osman[7], les gestes, embellis par la poésie, de Marko
Kralievitch et d'autres héros serbes.
Quelques-uns des détails fournis par M. Vouk sur la composition et la
transmission des pesmas auront sans doute rappelé au lecteur ce qu'on
raconte des rapsodes homériques, et suggéré à son esprit de curieux
rapprochements d'histoire littéraire, que la lecture de ces poésies
elles-mêmes ne peut que confirmer. A mon avis, là ne s'arrête pas la
ressemblance entre ces productions d'une race obscure de l'Europe
moderne et les grandioses et charmantes compositions de l'antiquité
grecque. Non que je veuille établir un parallèle de valeur artistique,
auquel rien ne se prêterait. J'ai en vue seulement les origines et
quelques-uns des caractères soit extérieurs, soit moraux, qui donnent à
la véritable poésie épique sa physionomie et son charme. Parmi les
premiers, on peut ranger l'exposition dramatique du dialogue, les
répétitions constantes et en termes identiques des discours qu'on a
entendus, et ces épithètes exprimant la qualité la plus essentielle et la
plus apparente des objets auxquels elles s'appliquent et formant avec
eux un tout indivisible; et, parmi les autres, le plus important de tous,
cette inspiration collective qui, à mon avis, est le trait distinctif et
comme l'âme de la poésie épique.
Je n'ai pas la prétention de donner une nouvelle définition de cette
poésie, dont la véritable nature a été pourtant bien méconnue.
Aujourd'hui cependant on est assez d'accord pour reconnaître que ce
qui la constitue, ce n'est ni la longueur d'un récit versifié, ni sa division
en vingt-quatre ou douze chants, ni une machine pleine de merveilleux,
ni (comme les _rêves_ dans la tragédie) une superfétation d'épisodes. A
mes yeux, ce qui la caractérise, ce qui en forme l'essence, c'est un
sentiment de fraîcheur et de jeunesse, une naïveté séduisante de pensée
et d'exécution, et avant tout, comme je viens de le dire, une inspiration
collective et impersonnelle, qui lui communique l'empreinte d'une race,
d'un peuple, à l'opposé de la poésie lyrique, manifestation d'une pensée,
d'une personnalité individuelles.
La classification en genres et en espèces convient à la nature physique,
qui reproduit perpétuellement les formes qu'elle s'est prescrites à
elle-même; mais, appliquée aux oeuvres de l'esprit humain, plus libres,
variables comme la pensée, comme la physionomie individuelles,
n'est-elle pas un abus de mots? En quoi, pour me
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.