d'ailleurs que, dans les trois provinces hongroises que j'ai
nommées, les chansons populaires ne se chantent plus, et ont été
remplacées par de nouvelles, que composent des gens instruits, des
écoliers et des apprentis du commerce.
«Il y a un certain nombre de poésies qui appartiennent à une classe
intermédiaire entre les héroïques et les domestiques. Elles se
rapprochent plus d'ailleurs des premières, bien qu'il soit fort rare de les
entendre chanter sur la _gouslé_ par des hommes, et qu'en raison de
leur longueur, le plus souvent on les _récite_.
«On compose encore aujourd'hui des poésies héroïques,.... qui ont
ordinairement pour auteurs, autant que j'ai pu m'en assurer, des
hommes de moyen âge et des vieillards. Dans les pays où le goût en est
général, il n'y a pas un homme qui ne sache plusieurs chants,
quelquefois jusqu'à cinquante ou même davantage, et pour ceux dont la
mémoire est si bien garnie, il n'est pas difficile d'en composer de
nouveaux. Il faut d'ailleurs savoir que, dans les contrées dont je parle,
les paysans n'ont ni les mêmes soucis, ni les mêmes besoins que dans
les États de l'Europe, et qu'ils mènent une vie assez semblable à celle
que les poëtes décrivent sous le nom de l'âge d'or...»
L'auteur cite ensuite des exemples de pièces burlesques ou
satiriques,--genre qu'il n'a point admis dans sa collection,--qui ont été
composées par des gens à lui connus. Elles sont faites à l'occasion de
circonstances de la vie ordinaire et manquent d'importance générale, ce
qui fait qu'elles ne se répandent point au dehors et meurent bientôt là où
elles sont nées. Voici quelques-unes de ces circonstances: les noces,
quand il s'y produit quelque incident comique, par exemple quand les
invités se prennent de querelle et rouent de coups l'un d'entre eux;
quand une femme quitte son mari; surtout quand il y a brouille dans un
ménage, ou que des gens mariés à la suite d'un rapt (otmitza)[4] restent
sans enfants. Et M. Vouk, à propos des querelles entre gens de noce,
ajoute avec quelque naïveté: «S'il y avait mort d'homme, en pareil cas,
on ne ferait pas une chanson comique.» Tout cela, il faut l'avouer, nous
reporte un peu loin de l'âge d'or. Mais c'est peut-être ici le lieu de faire
observer que la naïveté dont je parle dans ces pages est une qualité de
l'esprit, des esprits jeunes, et n'a rien à faire avec la candeur ou
l'innocence des moeurs.
«Que l'on ne puisse, dit-il ailleurs, connaître les auteurs des poésies
populaires, même les plus récentes, il n'y a rien là qui doive étonner;
mais ce qui a lieu de surprendre, c'est que dans le peuple personne
n'attache d'importance à composer des vers, et que, loin d'en tirer vanité,
le véritable auteur d'un chant se défend de l'être, et prétend l'avoir
appris de la bouche de quelque autre. Il en est ainsi des poésies les plus
récentes, de celles dont on connaît parfaitement le lieu d'origine, et qui
roulent sur un événement de fraîche date; car à peine quelques jours se
sont-ils écoulés, que personne ne songe plus à leur provenance.
«Quant aux poésies domestiques, il s'en compose peu de nouvelles
aujourd'hui, et elles ne se produisent plus guère que sous la forme de
dialogues improvisés entre filles et garçons.»
Et plus loin: «Les poésies héroïques sont mises en circulation
principalement par les aveugles, les voyageurs et les haïdouks. Les
aveugles vont mendiant de porte en porte, ils fréquentent les
assemblées près des monastères et des églises, ainsi que les foires, et
partout ils chantent. De même, quand un voyageur reçoit l'hospitalité
dans une maison, il est d'usage, le soir, de lui présenter une _gouslé_,
en l'invitant à chanter, et dans les khans et les cabarets (_méhanas_), il
s'en trouve pour le même usage. Quant aux haïdouks, dans leurs
retraites d'hiver, ils passent la nuit à boire et à chanter, le plus souvent
les exploits de leurs confrères.»
M. Vouk entre ensuite dans des détails sur la manière dont il a recueilli
les pesmas. Il raconte l'étonnement et la défiance qu'il inspirait, soit aux
femmes, soit surtout aux chanteurs de profession, dont la jalousie de
métier, excitée par la crainte de perdre un gagne-pain, ne cédait qu'à de
copieuses libations d'eau-de-vie[5]. Mais au sujet de ceux-ci, il se plaint
qu'il soit si rare d'en trouver un qui fasse son métier avec un peu
d'intelligence et sans gâter la pesma. Il fallait d'ordinaire l'entendre de
la bouche de plusieurs pour l'avoir complète, et avec l'exactitude et
dans l'ordre convenables.
II
Comme on vient de le voir, les pesmas serbes sont le travail de
plusieurs siècles, sont l'oeuvre collective d'une race tout entière, du
génie et des moeurs de laquelle elles fournissent en même temps
l'expression, d'autant plus fidèle et plus authentique, que toute influence,
toute imitation extérieures, sont
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