lendemain c'est un autre rossignol qui chante, mais ce n'est plus le rossignol.
?Aussi avais-je très peur de revoir l'égypte en général, et, spécialement, je tremblais comme une feuille en approchant de chacun des lieux où mon coeur avait laissé un souvenir. J'ai tout revu: le Caire et les grands arbres de la promenade, témoins de notre première rencontre; la petite maison de l'avenue de Boulaq où, me voyant pleurer d'inquiétude sur mon frère, il m'a dit:--Voulez-vous que je reste pour Christian[1]?
[Note 1: Les événements auxquels cette lettre fait allusion sont racontés dans un livre précédemment publié avec ce titre: _Sur le Seuil_.]
?Et il resta, vous vous en souvenez, le cher! bien qu'on l'attend?t en France et qu'il risquat de perdre une grosse somme--qu'il a perdue d'ailleurs. Il resta... et vous aviez raison: ce n'était pas mon pauvre Christian qui le retenait au Caire!
?Mais le plus dangereux, c'était de pénétrer de nouveau, appuyée sur son bras, dans ces ruines de Louqsor, où j'ai passé, je crois, l'heure la plus douloureuse de ma vie. Car c'est là que j'ai vu combien j'étais aimée et combien j'allais aimer, moi, la fiancée promise à Dieu, moi dont le pauvre coeur était déjà suspendu devant l'autel, comme ces ex voto de vermeil qu'on attache à la muraille sainte, et qui ne saignent pas, ceux-là!... Mon Dieu! que j'étais malheureuse! Et vous, méchante, vous m'aviez laissée m'engager seule dans le labyrinthe de granit; vous aviez peur des chauves-souris et des serpents. Ah! le véritable serpent, ce jour-là, était une horrible femme dont je ne veux pas écrire le nom. Que Dieu lui pardonne la mort de mon frère et le crime que j'ai commis, grace à elle, en doutant de l'être le plus loyal qui existe.
?Cet homme est plus qu'un homme: il fait mentir la sagesse et l'expérience humaines. Avec lui la réalité dépasse le rêve; la prose est plus douce que la poésie; le bonheur de la veille para?t incomplet auprès du bonheur du lendemain. Ah! comme il eut raison de me ramener ici! Maintenant, je vois clair dans mon ame et dans la sienne--qui ne sont qu'une seule ame, à vrai dire. Tout ce qu'il m'avait promis, annoncé, est en train de s'accomplir. Oui, je le reconnais. Si j'ai fui, d'abord, vers la divine perfection, loin du monde, c'est que je désespérais d'y trouver--misérable orgueil!--une créature digne de moi. Et voilà, qu'au contraire, je me sens indigne de lui, tellement indigne! Le but de ma vie, après le ciel, sera de diminuer la distance qui nous sépare.
?Mon Dieu! quel bien nous allons faire et comme nous allons être heureux! Ce matin je lui disais:
?--Pour ce qui est du bonheur, je suis tranquille: je vous ai! Mais ma grande crainte est de n'être pas assez utile en ce monde. Je sais bien que nous sommes assez riches pour faire des bonnes oeuvres. Alors ce ne sera pas nous qui serons utiles; ce sera notre argent.
?Il a ri de ce qu'il appelle mon sophisme.
?--Nous ferons quelque chose de bien plus considérable et de bien plus difficile que de fonder un hospice ou de recueillir des orphelines, a-t-il répondu. Nous montrerons à l'humanité ce que c'est qu'un bon ménage selon Dieu et selon le monde. Depuis vingt ou trente ans, je doute qu'on en ait vu beaucoup, tandis qu'on trouverait à cette heure, dans les seuls couvents de Paris, plusieurs centaines de religieuses réunissant toutes les vertus et toutes les qualités de l'espèce. Convenez qu'une de plus n'y aurait pas fait grand'chose. Vous serez bien plus utile en faisant voir au monde l'échantillon perdu de la grande dame d'autrefois, je parle de ces femmes tout à la fois sérieuses et charmantes, reines par le pouvoir de la situation et de l'esprit, qui furent nos a?eules. Faut-il mettre en compte les exemples de la bonne chrétienne que vous serez? Donc ne regrettez pas l'avenue Kléber. Vous avez fait de moi le plus heureux des hommes en la quittant, de même que vous en auriez fait le plus misérable en refusant d'en sortir.
?Vous allez dire que mon très indulgent mari conduit la modestie de sa femme à une mauvaise école. C'est son affaire; mon devoir est d'accepter avec joie _ces petites démonstrations d'amitié qui rapprochent les coeurs et servent à faire l'agrément d'une douce société_. Reconnaissez-vous, dans ces paroles, notre ami saint Fran?ois de Sales? Peut-être que non, car elles ne sont point tirées des chapitres que vous me lisiez souvent, jadis, pendant que je brodais la fameuse chasuble, sans me douter qu'elle embellirait la messe de mon mariage et non pas celle de ma prise d'habit. Dieu l'a voulu; je le sais, j'en suis s?re: je l'en remercierai jusqu'à mon dernier soupir.
?Vers la fin d'avril, nous serons à Sénac et je vous raconterai le voyage que nous achevons.
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