Plus fort que la haine | Page 5

Léon de Tinseau
C'est la même contrée, les mêmes paysages, les mêmes ruines, les mêmes obélisques; mais tout cela est éclairé autrement. Il me semble que je revois au grand soleil des lieux que j'avais visités une première fois au clair de lune. Rien ne vaut le soleil; mais ne disons pas de mal de la douce et mélancolique Phébé. Ce serait de l'ingratitude la plus noire.
?Chère amie, sachez que deux noms ne sont guère sortis de ma pensée depuis que nous sommes en égypte: celui de mon pauvre frère Christian et celui de ma bonne et fidèle Kathleen, qui fut, par son zèle, sa prudence et la permission de Dieu, l'ouvrière de mon bonheur. Allez! nous ne nous quitterons plus, cher témoin de mes douleurs et de mes joies.
?Combien il me tarde de vous revoir et de faire connaissance avec ce vieux chateau, avec ce village et les braves gens qui l'habitent! Annoncez-leur que nous serons très peu Parisiens, et que nous leur donnerons le meilleur de notre temps.
?Votre amie,
?THéRèSE.?

II
Le voyageur que l'express emporte vers Marseille aper?oit la masse grandiose du chateau de Sénac, sur la rive opposée du Rh?ne, entre Montélimart et Orange. L'habitation a subi le sort commun des demeures seigneuriales de ce pays, que les guerres de religion traitèrent aussi rudement qu'aucun pays de France. Elle porte les traces profondes du fer et du feu. Mais les chateaux d'alors--et aussi les chatelains--étaient batis pour tenir tête aux horions. La grosse tour semble encore guetter l'approche des lansquenets ennemis, se glissant à l'improviste par les chemins de chèvre étagés sur les coteaux du Rh?ne. Elle pourrait conter l'effroyable saut de plus d'un prisonnier catholique ou huguenot, à qui, ?pour descendre en ceste mode, plus auraient fait de proufict aisles que iambes?. Ainsi parlent les chroniqueurs du temps, peu coutumiers de sensiblerie.
Vers le milieu du XVIIe siècle, une habitation moderne s'est soudée à la vieille tour restaurée à grands frais; tel on voit un guerrier blanchi sous le harnais, mais encore vert, marier sa gloire à la beauté d'une jeune épouse couronnée de grace. L'habitation, malgré tout passablement austère, occupe avec ses dépendances une bande de terrain fortement incliné que bordent, au pied, le cours du Rh?ne et, au sommet, l'ancienne route de poste. La cour d'entrée, les communs, le chateau, les parterres, le potager remplissent la zone horizontale, située sur la hauteur. Le reste du terrain, planté de chênes encore jeunes, descend jusqu'au chemin de halage par une pente assez raide. Une enceinte à peu près carrée cl?t la propriété dont la surface approche de cinquante hectares, presque entièrement rebelles à la culture. Aussi les habitants du petit village, faisant allusion à la dépense de cette muraille de trois quarts de lieue répètent volontiers:
--L'écorce de Sénac vaut mieux que la chataigne.
Il y a cinquante ans, la malle-poste passait chaque jour devant la grille armoriée qui forme un c?té de la cour d'honneur du chateau. Mais, depuis l'établissement de la grande ligne ferrée qui longe l'autre rive du Rh?ne, les chatelains, moins favorisés que jadis, doivent quitter le train à la station située en face de la vieille tour et traverser le fleuve en bac pour entrer chez eux, à moins qu'ils ne veuillent affronter l'interminable lenteur des embranchements de la rive droite. Le progrès, comme la vertu, a ses c?tés incommodes.
Les ouvrages spéciaux écrits pour les voyageurs citent le panorama du donjon de Sénac parmi les plus beaux du midi de la France. A l'est, le Rh?ne et sa vallée, encore étroite, forment le premier plan, magnifique tapis de verdure, où se détache la broderie plus pale du feuillage de l'olivier qui commence à para?tre. Au delà s'arrondit l'amphithéatre majestueux du Grésivaudan et des Alpes, appuyé à droite sur le Ventoux désolé et neigeux. Parfois, dans les pures soirées d'automne, un géant inconnu se dresse un instant parmi les voiles roses de l'Orient prêt à s'endormir dans l'ombre. C'est le Pelvoux dont la haute cime, écrasant tous les pics voisins, re?oit la dernière caresse du soleil, de même que, le lendemain, il sera touché avant tous de sa flèche d'or.
A l'ouest, la vue moins réjouie n'a pour se reposer que le paysage austère et tourmenté des Cévennes. Les aspects les plus divers se trouvent mélangés comme au hasard. D'étroits vallons, parés d'une riche culture, sont encaissés dans la sécheresse désolée de collines granitiques aux contours anguleux. Sur les plateaux, la garrigue monotone déroule son vêtement de bruyères et d'arbustes rabougris, sans autre habitation que la cabane en pierres grises du berger, seul habitant de ce désert sauvage. Des hameaux se cachent, de loin en loin, parmi d'énormes chataigniers à la cime arrondie. Et l'horizon est fermé bient?t par des ondulations médiocres assez hautes cependant pour empêcher le regard de découvrir la cha?ne du Tanargue et du Gerbier des Joncs. Tels
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