Pile et face | Page 5

Lucien Biart
à la part
des pauvres.
Un soir, grâce à l'active servante qui paraissait avoir perdu la tête,
l'habitation de Mademoiselle se trouva soudain envahie par vingt
commères, plus expérimentées les unes que les autres dans l'art de
mettre un enfant au monde. Le salon ressemblait à une ruche en émoi;
on allait, on venait, on bourdonnait, tantôt bruyamment, tantôt à voix
basse, selon qu'une porte s'ouvrait ou se fermait. Le docteur Fontaine,
son bonnet grec sur le coin de l'oreille, sa cravate blanche nouée de
travers, ses lunettes d'or sur le front, se promenait de long en large et
dédaignait de répondre aux matrones qui s'aventuraient à lui glisser un

avis sur l'infaillibilité de tel ou tel remède. Le cas était grave: Mme de
La Taillade, en proie depuis trois jours aux douleurs les plus violentes,
gisait épuisée dans une chambre voisine.
A un gémissement de la patiente, le docteur disparut. On écouta, et l'on
entendit battre le balancier de l'horloge qui ornait la salle à manger. Un
cri d'angoisse, douloureux, désespéré comme celui d'une femme qu'on
assassine, retentit. Les matrones se pressèrent les unes contre les autres.
Mais tout à coup les vagissements d'un enfant dilatèrent les poitrines, et
les conversations interrompues, reprirent leur cours. Le docteur
marchait, parlait, interpellait Catherine, et l'enfant criait toujours.
Soudain il se tut; la vieille horloge, avec un vacarme qui laissait croire
que ses rouages allaient se détraquer, s'apprêta à sonner l'heure. Une,
deux... trois... En ce moment, la porte s'ouvrit et le médecin apparut.
«Est-ce un garçon? cria-t-on d'une seule voix.
--C'est un orphelin, répondit le docteur d'un ton ému; priez pour Mme
de La Taillade, qui vient de mourir.»
Durant un jour et une nuit, Mademoiselle demeura près du lit de la
morte, pleurant en silence. Elle voulut ensevelir elle-même le corps de
sa belle-soeur et l'accompagner au cimetière. Le soleil rayonnait, les
pommiers semaient la terre de leurs fleurs blanches, et les oiseaux, plus
hardis que de coutume, venaient presque sous les pieds glaner des
matériaux pour construire leur nid. Mademoiselle s'agenouilla sur la
terre molle; le jour lui semblait terne, les rayons sans éclat, le chant des
oiseaux plaintif. Elle songea à son père, à sa mère, à la chanoinesse, à
son tuteur, à son amie endormis à jamais, et la vie lui apparut comme
un désert où il ne restait que le souvenir funèbre de ceux qu'elle avait
aimés. Enfin Catherine parvint à l'entraîner et la ramena au logis. Là,
Mademoiselle trouva une lettre de son frère; le soudard demandait de
l'argent avec une orthographe qui, cette fois, était bien la sienne. Il
donnait son adresse à Paris, «chez Mme Blanche Taupin, marchande de
vin et de liqueurs, à l'enseigne du Coeur-Enflammé.»
Par bonheur, le nouveau-né que Catherine venait d'apporter sur ses bras
robustes poussa un cri.

«Pauvre petit, il s'appellera Gaston, comme mon père, dit
Mademoiselle, qui l'embrassa.»
Puis, après un instant de silence, elle ajouta:
«Je dois vivre pour lui, car il est bien orphelin.»

II
GASTON FAIT SES PREMIÈRES DENTS.
Insensible aux tristes événements qui signalèrent son entrée dans le
monde, le nouveau-né fit d'abord peu de bruit. Dix fois dans les
vingt-quatre heures, il s'éveillait pour se coller au sein de Françoise,
jeune femme du village de Maulette, choisie pour allaiter le dernier des
La Taillade. Il fallait voir les effarements de Mademoiselle lorsque la
nourrice, chargée du précieux marmot, se transportait d'une chambre à
une autre.
«Vous marchez trop vite, criait Catherine.
--Attendez qu'on écarte cette chaise, ajoutait Mademoiselle.
--Prenez garde à la porte!»
La porte était grande ouverte, la chaise ne gênait en rien, et Françoise
haussait bravement les épaules.
«Mais je sais comment ça se manie; j'en ai déjà eu deux, répétait en
vain la Normande.»
Ni Mademoiselle ni Catherine ne voulaient reconnaître cette expérience
de la nourrice, qui, par bonheur pour le poupon, prit le parti de laisser
dire et d'agir à sa guise.
«Monsieur crie, dépêchez-vous! disait Catherine aux heures de la
toilette.

--Ça leur forme les poumons, répondait Françoise avec calme.
--Il a peut-être faim?
--Allons donc, il vient de boire; il est gris, au contraire.
--Il fait la grimace, il souffre.
--C'est des petites coliques qu'ils ont tous, les chérubins; ça passe en
leur frottant le dos, comme aux chats.»
Françoise n'était jamais embarrassée pour répondre, et sa logique
dépitait Catherine, qui n'en courait pas moins préparer à la nourrice un
excellent plat dont l'enfant devait profiter.
Le baptême de Gaston se célébra sans bruit, autant que la chose est
possible dans une ville de quatre mille âmes. Mademoiselle choisit
pour compère son plus vieil ami, le docteur Fontaine, qui, si sa science
eût été doublée d'un grain de savoir-faire, se serait enrichi à Houdan.
Mais le bon médecin, véritable original, n'oubliait que les services qu'il
rendait, excellente condition
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