Pile et face | Page 6

Lucien Biart
pour rester pauvre, aussi bien en
Normandie qu'ailleurs. Toujours prêt à se mettre en route sur une
jument qui n'avait plus d'âge, il visitait les châteaux, les fermes et les
chaumières, semant d'une main ce qu'il récoltait de l'autre. C'était un
homme de quarante ans, gros, court, pensif, à l'oeil doux, au front
développé, la tête sans cesse préoccupée de réformes sociales, et
croyant au progrès. Plein d'admiration pour les merveilles du monde
physique, le docteur refusait d'en faire honneur au hasard.
«Je suis un esprit fort, disait-il quelquefois en souriant, car je crois
non-seulement en Dieu, mais encore à l'immortalité de l'âme.»
Au résumé, il riait avec Voltaire, s'attendrissait avec Rousseau, leur
préférait Bayle, et, bien que philosophe, pratiquait la tolérance et vivait
en paix avec son curé.
Mademoiselle, qui se croyait inconsolable, reprit insensiblement goût à
la vie. Ce qu'elle avait d'abord considéré comme une tâche, comme un

devoir sérieux, devint une douce occupation, un plaisir, puis une source
de jouissances. Du matin au soir elle rôdait autour du berceau, le
penchait, le redressait, taillait, rognait, cousait des bavettes ou des
béguins, et jamais son activité ne fut mise à plus rude épreuve. On
suffisait à peine aux soins nécessités par ce bambin moins bruyant que
la grande horloge, mais qu'il ne fallait perdre de vue ni jour ni nuit. Peu
à peu ses yeux perdirent cette expression vague qui ferait croire que les
nouveau-nés contemplent encore les merveilles d'un monde inconnu.
Comme un oiseau privé soudain de sa liberté meurt faute de pouvoir
oublier le buisson natal, combien de babies succombent l'oeil fixé sur
cette patrie perdue qu'ils regrettent sans doute, jusqu'à l'heure où le
sourire maternel les éblouit de son rayon! Gaston, grâce à sa tante,
triompha de l'épreuve, se tourna vaillamment vers la vie, et commença
à suivre la marche de la lumière, dès qu'on déplaçait une lampe ou une
bougie. Catherine, émerveillée, raconta partout ce prodige, et
Mademoiselle sentit se réveiller en elle l'orgueil héréditaire en songeant
que ce petit être si intelligent était un La Taillade. Françoise déclarait
en vain que tous les fieux de cet âge en font autant, Mademoiselle n'en
voulait rien croire. Ce n'est pas que la nourrice n'eût aussi l'orgueil de
son poupon; mais elle le plaçait dans le poids qu'il pouvait avoir, et
offrait sans cesse de gager qu'avant six mois il serait plus lourd que
l'enfant si vanté de la Claude.
Que faisons-nous de nos grâces en grandissant? Au dire des
mères,--personnes généralement bien informées,--il n'existe pas de
bambin au-dessous de dix ans qui ne soit un prodige à plusieurs points
de vue. Beauté, esprit, mémoire, raison, ils ont tout, ces lutins roses, ces
monstres toujours trop vifs, trop ardents, trop grands pour leur âge.
«Il est extraordinaire, madame; songez qu'il n'aura six ans que la
semaine prochaine.
--Et ma fille, elle surprend tous ceux qui l'entendent; son père n'en
revient pas.
--L'autre jour, M. Martinet avouait n'avoir jamais vu le pareil de Jules,
et vous le connaissez M. Martinet,--un homme sérieux.

--Croiriez-vous que Laure, qui sait à peine lire, met l'orthographe,
c'est-à-dire qu'elle m'épouvante.»
Réjouissons-nous; la génération qui va nous succéder sera composée
d'êtres beaux, supérieurs, idéals. Mais, hélas! n'est-ce pas un leurre?
n'avons-nous pas tous été charmants lorsque nous étions petits, et ces
bonshommes qui passent là, devant nous, bêtes, laids, méchants,
vicieux, hargneux, jaloux, tarés, blasés, n'auraient-ils pas été aussi des
prodiges? N'approfondissons pas; les grâces divines de l'enfance ne
peuvent se nier, elles séduisent jusqu'aux indifférents, et Gaston en
montrait chaque jour une nouvelle. A quatre mois, il tendait ses bras
vers Mademoiselle ou vers Catherine aussitôt qu'il les apercevait, et les
comblait ainsi d'une joie ineffable. Elle méritait bien cette gentillesse,
car jamais véritable mère ne témoigna plus d'affection à un enfant.
Mademoiselle, dans son abnégation, demeurait immobile des heures
entières, de crainte d'éveiller le poupon endormi sur ses genoux. Elle
oubliait alors le passé pour ne songer qu'à l'avenir, et Dieu sait les rêves
d'or que son imagination faisait planer au-dessus de la tête de son
neveu!
Gaston grandit sans autre accident que la rougeole. Il apprit à lire de
bonne heure, dans le livre de messe de sa tante, excité par les images
dont il voulait déchiffrer les légendes. Il était d'une bonne santé, vif,
nerveux, intelligent, et gâté à l'excès. Ses traits fins, ses yeux bleus, ses
cheveux bouclés, rappelaient sa mère à ceux qui l'avaient connue enfant.
Le docteur blâmait souvent la condescendance de Mademoiselle pour le
bambin, dont il craignait qu'on n'altérât l'excellent naturel. L'enfant se
plaçait entre ses genoux pour l'écouter sermonner; puis, comme
péroraison, l'amenait à confectionner des bateaux en papier, art dans
lequel son parrain déclarait lui-même avec complaisance n'avoir jamais
connu de rival.
La vieille horloge, qui avait sonné à la fois l'heure de la
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