Pierre et Jean | Page 3

Guy de Maupassant
dans trois cents
pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les
êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien
caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements
innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en
lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés
inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au
livre sa portée, sa valeur d'ensemble.
On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de
l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques, et
qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque
invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la
ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue.
En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de la
vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui
écrit l'histoire du coeur, de l'âme et de l'intelligence à l'état normal.
Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion de la simple
réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en veut tirer,
c'est-à-dire la révélation de ce qu'est véritablement l'homme
contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits d'une
vérité irrécusable et constante.
Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on
doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée
par ces mots: «Rien que la vérité et toute la vérité.»
Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits
constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au

profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car:
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la
photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus
complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au
moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents
insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose
donc,--ce qui estime première atteinte à la théorie de toute la vérité.
La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus
imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, sans
suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et
contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.
Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette
vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques
utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l'à-côté.
Un exemple entre mille:
Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est
considérable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur
la tête d'un personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture,
au milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident?
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne
indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions et de
préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à
mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les
événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui
leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation
profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant la

logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le
pêle-mêle de leur succession.
J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des
Illusionnistes.
Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons
chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos
oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu'il
y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions
de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et
jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race.
Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde,
illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre
suivant sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire
fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et
dont il peut disposer.
Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui
est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion
de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux qui
imposent à l'humanité leur illusion particulière.
Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est
simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse.
Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une à
l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman d'analyse
pure et celle du roman objectif. Les
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