gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils
nous complimentent sans réserve et sans mesure.
Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la
tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son
goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de
bien écrit, l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste,
gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient:
--Consolez-moi.
--Amusez-moi.
--Attristez-moi.
--Attendrissez-moi.
--Faites-moi rêver.
--Faites-moi rire.
--Faites-moi frémir.
--Faites-moi pleurer.
--Faites-moi penser.
Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste:
--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra
le mieux, suivant votre tempérament.
L'artiste essaie, réussit ou échoue.
Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l'effort;
et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances.
Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.
Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision
déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe
de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous
montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.
Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes et
juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de
leur valeur artistique en acceptant a priori les idées générales d'où elles
sont nées.
Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique ou une
oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament,
récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et de
l'intelligence que la nature lui a donnés.
Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques,
gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle ou
telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.
Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui
plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour
juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal, pas
assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste,
montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son
livre.
Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des
procédés de composition absolument opposés.
Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante,
pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci
exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les
préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir.
Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses
conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et
gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui est un événement
capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début,
mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire
racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain,
les personnages les plus attachants.
Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte
delà vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui
paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une histoire,
de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à
comprendre le sens profond et caché des événements. A force d'avoir
vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et les hommes
d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l'ensemble de
ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle du monde
qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre.
Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le spectacle de la
vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse
ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une manière si
adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit impossible
d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre
intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages à
une certaine période de leur existence et les conduira, par des
transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette
façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des
circonstances environnantes, tantôt comment se développent les
sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait,
comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent
les intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les
intérêts politiques.
L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans
le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante,
mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se
dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir
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