Pierre et Jean | Page 4

Guy de Maupassant
partisans de l'analyse demandent
que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions d'un esprit et
tous les mobiles les plus secrets qui déterminent nos actions, en
n'accordant au fait lui-même qu'une importance très secondaire. Il est le
point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du roman. Il faudrait donc,
d'après eux, écrire ces oeuvres précises et rêvées où l'imagination se
confond avec l'observation, à la manière d'un philosophe composant un
livre de psychologie, exposer les causes en les prenant aux origines les
plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner

toutes les réactions de l'âme agissant sous l'impulsion des intérêts, des
passions ou des instincts.
Les partisans de l'objectivité, (quel vilain mot!) prétendant, au contraire,
nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la vie, évitent
avec soin toute explication compliquée, toute dissertation sur les motifs,
et se bornent à faire passer sous nos yeux les personnages et les
événements.
Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est
cachée en réalité sous les faits dans l'existence.
Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement
dans le récit, de la couleur, de la vie remuante.
Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage, les
écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état d'âme doit
faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée.
Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à l'autre du volume,
que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature
intime, de toutes ses pensées, de toutes ses volontés ou de toutes ses
hésitations. Ils cachent donc la psychologie au lieu de l'étaler, ils en
font la carcasse de l'oeuvre, comme l'ossature invisible est la carcasse
du corps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre
squelette.
Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en
sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous
voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles
auxquels ils obéissent.
Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les hommes,
nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour prévoir
leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si nous
pouvons dire avec précision: «Tel homme de tel tempérament, dans tel
cas, fera ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, une à
une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la nôtre,
toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas

pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les
organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents des nôtres.
Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant
uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter
assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant,
sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les vices,
pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les plus
intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien prévoir et
raconter tous les actes de sa vie.
En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se
substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il les
place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont les seuls
intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous imposent leurs
perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en nous une âme
essentiellement différente de toutes celles qui nous entourent. Notre
vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens,
nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans
tous les personnages dont nous prétendons dévoiler l'être intime et
inconnu. C'est donc toujours nous que nous montrons dans le corps
d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un honnête homme, d'une
courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou d'une marchande aux
halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi le problème: «Si
j'étais roi, assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou
marchande aux halles, qu'est-ce que je ferais, qu'est-ce que je penserais,
comment est-ce que j'agirais?» Nous ne diversifions donc nos
personnages qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes
les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entouré d'une
barrière d'organes infranchissable.
L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce moi par le lecteur sous
tous les masques divers qui nous servent à le cacher.
Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse
psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des
oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail.

Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur rêve
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