Pierre et Jean | Page 6

Guy de Maupassant
un ��picier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet ��picier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiqu��e par l'adresse de l'image, toute leur nature morale, de fa?on �� ce que je ne les confonde avec aucun autre ��picier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le pr��c��dent.?
J'ai d��velopp�� ailleurs ses id��es sur le style. Elles ont de grands rapports avec la th��orie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'�� ce qu'on les ait d��couverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'�� peu pr��s, ne jamais avoir recours �� des supercheries, m��me heureuses, �� des clowneries de langage pour ��viter la difficult��.
On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant ce vers de Boileau:
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqu��, nombreux et chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'��criture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pens��e; mais il faut discerner avec une extr��me lucidit�� toutes les modifications de la valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases diff��rentes, diversement construites, ing��nieusement coup��es, pleines de sonorit��s et de rythmes savants. Effor?ons-nous d'��tre des stylistes excellents plut?t que des collectionneurs de termes rares.
Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase �� son gr��, de lui faire tout dire, m��me ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus, d'intentions secr��tes et non formul��es, que d'inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.
La langue fran?aise, d'ailleurs, est une eau pure que les ��crivains mani��r��s n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque si��cle a jet�� dans ce courant limpide, ses modes, ses archa?smes pr��tentieux et ses pr��ciosit��s, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'��tre claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.
Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la gr��le ou la pluie sur la propret�� des vitres, peuvent aussi jeter des pierres �� la simplicit�� de leurs confr��res! Elles frapperont peut-��tre les confr��res qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicit�� qui n'en a pas.
GUY DE MAUPASSANT.
La Guillette, ��tretat, septembre 1887.

PIERRE ET JEAN

I
--Zut! s'��cria tout �� coup le p��re Roland qui depuis un quart d'heure demeurait immobile, les yeux fix��s sur l'eau, et soulevant par moments, d'un mouvement tr��s l��ger, sa ligne descendue au fond de la mer.
Mme Roland, assoupie �� l'arri��re du bateau, �� c?t�� de Mme Ros��milly invit��e �� cette partie de p��che, se r��veilla, et tournant la t��te vers son mari:
--Eh bien!... eh bien!... G��r?me!
Le bonhomme furieux r��pondit:
--?a ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait jamais p��cher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours trop tard.
Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un �� babord, l'autre �� tribord, chacun une ligne enroul��e �� l'index, se mirent �� rire en m��me temps et Jean r��pondit:
---Tu n'es pas galant pour notre invit��e, papa.
M. Roland fut confus et s'excusa:
--Je vous demande pardon, madame Ros��milly, je suis comme ?a. J'invite des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, d��s que je sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson.
Mme Roland s'��tait tout �� fait r��veill��e et regardait d'un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:
--Vous avez cependant fait une belle p��che.
Mais son mari remuait la t��te pour dire non, tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le panier o�� le poisson captur�� par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'��cailles gluantes et de nageoires soulev��es, d'efforts impuissants et mous, et de baillements dans l'air mortel.
Le p��re Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le flot d'argent des b��tes pour voir celles du fond, et leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur de mar��e, monta du ventre plein de la corbeille.
Le vieux p��cheur la huma vivement, comme on sent des ros��s, et d��clara:
--Cristi! ils sont frais, ceux-l��!
Puis il continua:
--Combien en as-tu pris, toi, docteur?
Son fils a?n��, Pierre, un homme de
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